Les aventuriers de l’art perdu

Pierre Péju, propos recueillis par Alexandre Lacroix publié le 7 min

Avant l’art, il y a le dessin d’enfant, constate le philosophe Pierre Péju. Pour lui, les grands artistes sont ceux qui laissent l’enfantin revenir à eux.

« Je commencerais par distinguer l’infantile et l’enfantin. J’appelle “infantile” ce qui relève du comportement des enfants tel que les psychologues le décrivent, mais aussi les discours et conduites des différentes sociétés à l’égard des enfants. Or l’“enfantin” désigne autre chose : c’est un revenant dans nos vies. L’enfantin renvoie à cette part de l’enfance qui revient toujours par fragments chez l’adulte, et se manifeste dans l’art. J’ai étudié de nombreuses œuvres d’écrivains et de plasticiens, comme Walter Benjamin, Nathalie Sarraute ou Michel Leiris, Pablo Picasso ou Georg Baselitz, chez lesquels on peut sentir ce “retour d’enfance”. Ma conclusion est que, chez les grands artistes, l’art n’atteint une dimension remarquable que parce qu’il y a ce retour d’enfantin en fragments. Quand les psychologues regardent un dessin d’enfant, ils raisonnent en se référant à des stades ; ils appliquent des grilles de lecture fondées sur l’évolution de la motricité et du schéma corporel. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension du préartistique, ou de l’artistique, qu’on y décèle.

En prenant un peu de recul, il est étonnant de constater qu’il n’y a pas d’enfant qui ne dessine pas. L’absence de dessins pourrait presque indiquer une dimension pathologique. Le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott, qui traite du dessin d’enfant dans La Consultation thérapeutique et l’enfant, donne une explication assez convaincante de l’universalité de cette activité, avec son concept d’“espace transitionnel”. Le dessin, la feuille de papier, est un espace entre l’intériorité et l’extériorité, entre ce qu’on appelle en langage psychanalytique le narcissisme originel et l’objectal. Tout enfant doit renoncer à l’agressivité première, au narcissisme archaïque, pour maîtriser les objets du monde extérieur. L’espace transitionnel aide à sortir du stade où l’on n’est que pulsions ; il participe de cet adoucissement du monde indispensable pour s’humaniser.

Expresso : les parcours interactifs
Comment résister à la paraphrase ?
« Éviter la paraphrase » : combien de fois avez-vous lu ou entendu cette phrase en cours de philo ? Sauf que ça ne s’improvise pas : encore faut-il apprendre à la reconnaître, à comprendre pourquoi elle apparaît et comment y résister ! 
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