Les étapes de l’éveil

L’acte

(karman en sanskrit ; kamma en pali)

On se méprend souvent en comprenant le karman bouddhique comme un destin individuel (« c’est son karma »), voire (contresens un peu moins radical) comme le sort d’un être en tant que rétribution de ses actes passés. Le karman, ce sont en fait les actes eux-mêmes des êtres sensibles (hommes, animaux…) en tant qu’ils sont accompagnés de volition. Ces actes, outre leurs effets immédiats, déterminent la production d’une trace rémanente (diversement conçue dans la littérature doctrinale du bouddhisme) qui, au terme d’une lente maturation, va produire des fruits conformes à la nature de l’acte, naturellement et sans qu’il y aille d’une quelconque justice divine.

À l’encontre de ce qui se trouve dans d’autres morales religieuses, la souffrance résultant de l’acte dit négatif n’en est donc pas la punition ; c’est à l’inverse que les choses doivent être prises : est défini comme négatif l’acte qui engendre, à terme, de la souffrance. De même, l’acte positif est celui qui produit du bien-être comme résultat. Il y a aussi des actes neutres dont les résultats sont affectivement indifférents. L’interruption définitive de la souffrance (le nirvāṇa) est conçue de manière ambiguë comme le fruit de la plus haute vertu (point de sagesse sans mérites et pas de nirvāṇa sans discernement) et comme le résultat de l’effacement de toutes les traces du karman.

Une autre caractérisation de l’acte négatif est d’être motivé par des passions (« souillures ») dont la plus fondamentale, dans les textes anciens, est la « soif » ou le désir. Elle est de trois sortes – soif des plaisirs sensuels, soif d’existence et soif de non-existence – et repose elle-même sur l’égarement, ou ignorance, qu’elle fonde en retour.

Égarement (moha) et saṃsāra

C’est la racine de notre pénible errance. Elle repose sur la « méprise du soi », qui consiste à tenir pour des unités réelles et durables non seulement le moi, mais les êtres et les choses auxquelles notre expérience nous confronte. Pour le bouddhisme, il n’est pas de passion sans appréhension de l’objet de cette passion (et du sujet qui l’éprouve) comme une unité compacte. L’impossibilité pour le désir de naître quand son objet est ramené à la réalité de ses parties composantes est illustrée par ce passage du Chemin de la pureté (Visuddhimagga) de Buddaghosa (trad. Christian Maës, Fayard) : « …Or le mari cherchait sa femme. Il rencontra le moine et lui demanda s’il n’avait pas vu une femme. Le moine lui répondit en vers :

“Je ne sais pas si une femme ou un homme est passé par ici,

Mais une collection de dents s’en va sur la grand-route.” »

Le moine n’avait pu concevoir de désir, parce qu’en croisant cette femme il n’avait perçu qu’un assemblage de parties auquel il n’avait pas surimposé la détermination globalisante « femme ».