“Les Trois Sœurs”: passions, habitude et vérité

« À propos de quoi philosopher ? » Cette question rengaine hante Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov. Lev Dodine, dans sa magistrale mise en scène, lui rend grâce. Il dirige à nouveau la remarquable troupe pétersbourgeoise du Maly Drama Theater, à la MC 93 de Bobigny, dans une reprise de ce spectacle phare.

Traversé par l’ennui et la souffrance d’une existence qu’il faut mener « malgré tout », dans l’attente de ce temps « où l’on comprendra tout cela, pourquoi ces souffrances, il n’y aura plus de mystère », la société de Tchekhov tient en un portrait collectif, sans rôles principaux ni secondaires, où le particulier renvoie à l’universel.

Chaque personnage observé à travers les vitres d’une demeure de province, habitée par les trois sœurs Olga (Irina Titchinina), Macha (Elena Kalinina) et Irina (Elizaveta Boiyarskaya). Une dizaine de personnalités les entourent, renvoyant à une existence constituée d’une interminable suite de « brouillons et de corrections ». Ce théâtre proprement existentiel et empirique rappele que la vie n’est jamais que la somme des actes qui la compose.

Rencontre avec Lev Dodine - 25 ans de... par MC93Bobigny

Cette inquiétude existentielle fascine Lev Dodine: « Qu’est-ce qui fait qu’en une fraction de seconde, à partir presque rien, on devienne matière pensante et qu’en une fraction de seconde, on soit à nouveau réduit en cendre: est-ce une plaisanterie de la nature? Tchekhov s’indigne, et essaie de trouver la solution de cette énigme tragique, poursuit l'homme de théâtre. Il ne trouve pas, mais n’a de cesse de chercher. En cela réside sa puissance et sa grandeur. Il perçoit l’éphémère et l’éternel en l’homme. »

Quelle est la persistance du temps, la consistance de l’amour, la réalité du réel ? Lev Dodine en disciple sceptique reprend à ses frais ces questions depuis qu'il convoque – « recadre » ont écrit certains –  Tchekhov. « Le théâtre est un processus compliqué obligeant chacun à remettre en question ses perceptions. Or nos habitudes luttent contre la vérité ou toute forme de révélation ». Les habitudes imposent leur inertie, pour le meilleur et le pire, façonnent notre savoir et nos croyances. Mais sans elles l'existence ne tient plus, Hume avant Tchekhov et Dodine l'a montré:

« L'habitude par là même est le grand guide de la vie. C'est ce principe seul qui nous rend notre expérience profitable et nous fait attendre dans l'avenir une suite d'événements semblable à ceux que nous avons constatés dans le passé. Sans l'influence de l'habitude nous ne connaîtrions de faits que ceux qui seraient immédiatement présents aux sens et à la mémoire ; nous ne saurions comment ajuster les moyens aux fins, ou employer nos pouvoirs naturels à la production d'un effet voulu. [...] Que nous attachions de toutes nos forces notre attention sur nous-mêmes, que nous portions notre imagination jusqu'aux cieux ou jusqu'aux derniers confins de l'univers, nous ne faisons point un seul pas hors de nous-mêmes, et nous ne concevons d'autre existence que les perceptions qui nous sont apparues dans ces étroites limites. C'est là l'univers de l'imagination, et nous n'avons point d'autre idée que ce qui s'y produit. »

L'imagination se borne-t-elle à ces limites étroites? N'est-il aucun pas de côté que nous puissions faire hors de nous-mêmes? Tchekhov ne porte aucune réponse définitive. Il ranime notre capacité d’éveil, nous rappelant les mécanismes de l'esprit. Il inquiète et rassure. Inquiètant parce qu’il défie toute représentation univoque du monde et de l’existence en confrontant des personnages-philosophes aux perspectives contradictoires, il questionne l’existence même, sondant la discordance entre nos désirs et la réalité ou la concordance entre nos passions et nos représentations : « Rien n’existe. Il nous semble seulement que nous existons », lance ainsi le médecin militaire Ivan Romanovitch (Alexander Zavialov). Mais il rassure, montrant la ferveur de nos idéaux, une foi dans l'avenir « en dépit de tout », malgré ces dépenses en pure perte qui forment le socle de l’existence, cette « part maudite » qui nous habite et fait le théâtre.