Cadrage

L’impasse du narcissisme

Michel Eltchaninoff publié le 4 min

Apprendre à se connaître a représenté une conquête. C’est devenu une passion. Mais n’est-ce pas désormais une maladie ? Tandis que les peuples, autour de nous, luttent, progressent, se révoltent, nous donnons l’impression d’être surtout obsédés par nos petites personnes. Autofictions, consultations, développement personnel, journaux plus ou moins intimes, replis sur soi, confessions publiques sur les écrans nous occupent souvent davantage que le vaste monde. À force de « nous écouter », nous n’entendons plus grand-chose.

C’était pourtant une si belle promesse. Entre le VIIIe et le IIe siècle avant notre ère, notre histoire a changé d’axe. Une exigence neuve est née simultanément chez les ascètes indiens, les penseurs chinois, les prophètes bibliques ou perses et les sages grecs. L’homme s’est libéré de sa soumission au ritualisme religieux et s’est pour la première fois regardé comme un être à part, un individu autonome et riche d’une personnalité propre. Dans le monde hellénique, les premiers philosophes cherchaient à comprendre la structure et la composition de l’Univers. Mais tandis qu’ils se disputaient sur l’eau, la terre, le feu, l’être et le devenir, une formule est apparue et a brusquement fait tourner les regards vers nous-mêmes. Ce mot d’ordre, malgré les malentendus, s’est enrichi au cours des siècles (lire l’article p. 52). Il reste brûlant. Les Églises, dans nos contrées, ne fournissent plus guère de réponses à nos questions. Quant aux progrès des sciences, ils sont si grandioses – presque effrayants – qu’ils nous poussent à rentrer en nous-mêmes pour comprendre comment nous avons pu faire naître un tel pouvoir de création et de destruction. La psychanalyse est apparue et s’est répandue dans les esprits. Enfin, les relations avec nos proches sont de moins en moins dirigées par des normes issues de la tradition. Si je ne suis pas certain de correspondre à ce que mon milieu a décidé pour moi (convictions, orientation professionnelle et sociale, caractère, sexualité…), alors le seul moyen d’être à peu près serein est d’apprendre à me connaître. Et si je me sens au contraire totalement perdu, orphelin d’une transmission culturelle qui n’opère plus, alors, là encore, il faut chercher en moi les clés de la tranquillité d’esprit.

Expresso : les parcours interactifs
Les mots pour dire « je t'aime »
Pourquoi est-ce si difficile d'exprimer notre amour avec justesse et élégance ? Bergson nous montre que le langage lui-même peine à restituer l'immense diversité de nos sentiments.
Sur le même sujet


Article
28 min
Victorine de Oliveira

Jean Jacques Rousseau (1712-1778) accorde autant de place dans son œuvre à la réflexion politique (“Du contrat social”, “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes”) qu’à l’introspection autobiographique (…


Article
4 min
Serge Audier

Entre fantastique et introspection, l’œuvre du peintre belge est imprégnée de l’univers tourmenté du philosophe allemand. Après Bruxelles, c’est au tour de Paris de rendre hommage, soixante ans après sa mort, à cet artiste majeur du…


Article
6 min
Alexandre Lacroix

Quelque chose ne tourne pas rond. Quoi ? Chaque jour, progresse en vous une langueur qui ne dit pas son nom, un vague à l’âme. Il est temps de…

Changer de vie

Article
3 min
Victorine de Oliveira

Amour-propre, orgueil, narcissisme… Les philosophes n'ont pas toujours été tendres avec l'estime de soi… Y aurait-il un “bon” égoïsme ? Réponses d'Aristote à Platon, en passant par Kant et La Rochefoucauld.


Entretien
14 min
Ronald Düker

Le parcours de Byung-Chul Han est étonnant : il quitte la Corée à 22 ans pour l’Allemagne afin d’y étudier la métallurgie. Mais c’est vers la philosophie qu’il se tourne. Pour lui, notre société, prisonnière du narcissisme, de l…


Article
9 min
Gwenaëlle Aubry

Mystique sans Dieu, le philosophe antique nous fait vivre l’expérience transcendante de l’élévation et de la chute réconciliées. Sa pensée, qui a inspiré autant le christianisme naissant que Michel Foucault, invite à un retour à soi…