Hors-série « Proust »

Marcel Proust : Albertine, 
« être de fuite »

Jacques Darriulat publié le 21 novembre 2022 6 min

Albertine, jeune fille en fleurs au corps multiple et au « mauvais genre », est un « être de fuite ». À cette créature ondoyante accordée au flux et au reflux du temps, seule la plénitude de la jouissance ménage une étale dans le mouvement perpétuel, jusqu’à l’éclipse de sa mort. Variations et fugue autour de la Prisonnière.

 

Albertine (Simonet, avec un « n ») n’est pas Albert. Elle n’est pas plus Albert que Gomorrhe n’est Sodome. Elle n’est pas davantage Alfred (Agostinelli, avec un « n » également). Albertine est elle-même, superbement, et femme, suprêmement. Elle naît, telle Aphrodite, du soulèvement de la vague, blanche Leucothéa, Océanide « opaque et douce », déesse de l’écume et des embruns, ou « nymphe Glaukonomèné, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement avait la transparence d’une vaporeuse émeraude », Glaukonomèné dont le nom évoque la multiple splendeur de la mer au soleil. Albertine, Ondine, est proche parente de Gilberte la Mélusine comme d’Oriane la Néréide, qui la précèdent dans les amours du Narrateur. Nouvelle Léda, elle s’unit au dieu dans l’onde claire, et la courbe de sa hanche épouse la forme du cygne qui la caresse. Insaisissable et fuyante comme l’eau, ou comme le Temps, elle flâne sur la plage, svelte silhouette qui se découpe sur la mer resplendissante, elle retrouve sous la douche, dans l’établissement de bains de Balbec, les tribades de passage, elle se lave en chantant comme une sirène dans la baignoire parisienne du Narrateur, elle se baigne avec son amante dans les eaux de la Loire, jouit de ses caresses – « tu me mets aux anges » – et meurt bientôt. Femme, Albertine l’est tout autant que Madame de Stermaria, qui est un peu sa doublure (Albertine, dans les premières esquisses, ne se nommait-elle pas Maria, qui n’est pas le nom de l’épouse de Dieu mais le pluriel du mot latin signifiant « la mer » ?), son corps multiple s’agrège par condensation de la brume qui flotte sur les frontières, brouillard qui s’épaissit sur la lande bretonne ou sur le pavillon du Lac, dans le Bois en automne, pour Stermaria, ou brume de chaleur et d’écume qui monte de la plage en été, poudroiement de soleil et de vagues pour Maria-Albertine. Qu’elle vienne de Brocéliande embrumée ou de la côte normande, dite d’Émeraude, Albertine-Maria, pleine de grâce, bénie entre toutes les femmes, est plus que toutes femme, jeune vierge rose qui joue au furet, du bois-messieurs au bois-mesdames, amante complaisante qui se prête à toutes les caresses – « fais de moi ce que tu veux » – courtisane lascive dans les robes brodées d’or de Fortuny, maîtresse infidèle que consume le trop peu de plaisir, ménade passionnée qui s’enivre d’orgies en compagnie de Morel. Plus que fille et moins que femme, Albertine règne dans la zone intermédiaire, elle a « mauvais genre » puisque, n’étant d’aucun, elle est un peu de tous, son milieu est interlope, sa mobilité sociale est étonnante. Appréciée des petites paysannes des environs comme du prince des Laumes, elle a mille visages et change selon l’esprit du lieu et la déclinaison du jour. « Être de fuite », elle survient tout d’un coup et file comme une flèche, juchée sur une bicyclette qu’elle maîtrise en virtuose (le Narrateur la croit un moment maîtresse d’un champion cycliste), qui est à sa nature ce que l’épée est à Judith et le flacon de parfum à la Madeleine. Ni fille ni femme, Albertine est « jeune fille », créature incertaine entre l’enfance et l’adolescence, souveraine par la splendeur de son efflorescence, « jeune fille en fleurs » – non qu’elle soit l’équivalent charnel de telle ou telle fleur, comme Odette le chrysanthème ou Gilberte l’aubépine, mais parce qu’elle incarne le mouvement même de la floraison, la grâce d’un épanouissement perpétuel, la merveille d’une éclosion toujours recommencée. Par le dessin de la hanche et la poussée des seins, par le trouble des sentiments et le frisson de se savoir désirable, par le pouvoir quasi divin de donner la vie, la « jeune fille » est le fruit d’une transsubstantiation plus considérable que celle qui conduit du garçon au jeune homme, d’abord bien maladroit dans l’habit nouveau que la puberté lui taille. Le Narrateur, engoncé dans ses frileuses habitudes, découvre avec stupéfaction la grande parade dont Albertine est la reine, la théorie des déesses qui se profilent sur fond de mer étincelante, la démarche chaloupée de la petite bande, l’insolence des jeunes dévergondées qui méprisent le monde, indigne de leur beauté, et sautent d’un bond, en pouffant de rire, par-dessus la vieillesse et ses misères : « Ce pauvre vieux, y m’fait d’la peine ». Albertine, jeune fille, est un être en devenir, une créature en proie à la métamorphose, tantôt mouette et tantôt chatte, « comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux ». À l’inverse de Gilberte, fixée dans le massif d’aubépines par l’hypnose de la rencontre, Albertine est le fruit toujours muable de la circonstance. Née du polypier indifférencié en lequel la jeune fille est en gestation, elle est précipité chimique qui lentement s’agrège, sporade non encore individualisée du pâle madrépore, anémone ou corail oscillant dans les fonds sous-marins, composant informel d’une bande zoophytique. On ne saurait la photographier sans la priver aussitôt de l’aura qui la fait vivre. Albertine meurt quand on la plonge dans le bain du fixateur, elle périt quand on l’assigne à résidence, elle succombe par asphyxie quand on ferme les issues, telle cette princesse de la Chine qu’un enchantement avait emprisonnée dans une bouteille. Il n’est qu’un charme qui puisse mettre un terme à ce mouvement perpétuel : celui de la jouissance. Albertine, qui ressemble à une chatte au nez rose et mutin, ne consent à demeurer en place que lorsque, pelotonnée sur elle-même, elle ronronne de plaisir. La plénitude de ce corps rose et lisse fascine le Narrateur, comme est fascinée par la suffisance divine la créature exilée loin de son créateur.

Expresso : les parcours interactifs
L'étincelle du coup de foudre
Le coup de foudre est à la charnière entre le mythe et la réalité. Au fondement du discours amoureux, il est une expérience inaugurale, que l'on aime raconter et sublimer à l'envi.
Sur le même sujet


Article
3 min
Raphaël Enthoven

La démarche de Saint-Loup, le regard d’Albertine et le coucher du Narrateur : trois traces de l’influence du mysticisme de Plotin chez Proust.  


Article
1 min
Sylvain Fesson

Longtemps, le rappeur a accouché de bonne heure ! Avant de brûler les planches dans Marcel, pièce hommage à Marcel Proust avec Françoise…

Oxmo Puccino : pas de temps à perdre


Article
3 min
Bérénice Levet

Proust, comme la plupart de ceux qui le seront, ne devient dreyfusard qu’en 1897, lorsqu’il apprend que le bordereau exhumé des poubelles de l’ambassade d’Allemagne, sur lequel Dreyfus fut convaincu de haute trahison, est un faux…



Article
9 min
Nicolas Grimaldi

Le vaste ensemble de la Recherche s’articule autour de quelques thèmes dominants, voire obsédants. De A comme amour à S comme souvenir, le philosophe Nicolas Grimaldi offre ici un sésame pour pénétrer dans l’univers proustien, sous…