À méchant, méchant et demi ? L'édito d'Alexandre Lacroix

La psychologie humaine a ceci de tortueux qu’il est rare de rencontrer un individu qui présente au grand jour son véritable visage moral.

La plupart des gens ont tendance à camoufler leurs défauts ou à les minimiser. L’avare se décrira volontiers comme économe, le lâche comme prudent, l’alcoolique comme bon vivant. Et, bien sûr, les méchants ne manqueront pas de se trouver des excuses, voire d’expliquer qu’ils se contentent de poursuivre une certaine idée personnelle de la justice contre une société inique. Ainsi, le voleur et assassin Pierre François Lacenaire, devenu la coqueluche des journaux parisiens de l’époque, se dépeint dans ses Mémoires (1836) rédigés en prison, alors qu’il se préparait à recevoir le couperet de la guillotine, comme un enfant doué placé dans des circonstances défavorables. « Oh ! le méchant enfant, disait ma mère avec dépit. Le méchant enfant ! Pauvre mère, que tu me connaissais mal ! que de peines tu nous aurais épargnées à nous deux, si tu eusses voulu lire dans mon âme […] ! Quel changement aurait apporté dans mon existence un seul de ces baisers de mère auxquels un enfant ne se trompe jamais et que j’étais mieux que bien d’autres dignes de savourer ! » C’est donc par manque d’affection que le gentil Lacenaire se serait écarté du droit chemin…

Si ce type d’autojustification est bien connu, il arrive également très souvent que les bons eux-mêmes, ceux qui ne feraient pas de mal à une mouche, se présentent comme méchants. Parfois, cela relève d’une stratégie d’autodéfense, pour ne pas laisser deviner leur vulnérabilité. Mais souvent aussi, c’est la sincérité poussée jusqu’au scrupule qui incite à noircir son propre portrait. Bien des intellectuels, des écrivains entreprennent de mettre leur âme à nu devant les autres, exhibant leurs défauts. Le narrateur des Carnets du sous-sol (1864) de Dostoïevski, un fonctionnaire à la retraite, s’adresse au lecteur en ces termes, dans le style typique de la rumination solitaire : « Je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je pense que j’ai mal au foie. De toute façon, ma maladie, je n’y comprends rien, j’ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné. […] Oui, c’est par méchanceté que je ne me soigne pas. Ça, messieurs, je parie que c’est une chose que vous ne comprenez pas. Moi, si ! » En réalité, comme le montrera la suite du récit, cet homme rongé par le ressentiment est incapable de soutenir la conflictualité inhérente à la vie sociale et se révèle souvent, en situation, doux comme un agneau…

Ainsi, dans le registre moral, la mauvaise foi va dans les deux sens. Les méchants veulent garder la face ou sauver l’apparence de la respectabilité, tandis que les bons sont prompts à se dénigrer car ils sont toujours au-dessous de leurs idéaux. À se demander s’il n’en résulte pas une extension indue de la zone grise : peut-être que, si nous sommes tous si peu manichéens désormais, si nous avons tendance à considérer que chaque être humain est capable du pire comme du meilleur, c’est que nous avons été victimes d’une double propagande, convaincus que les criminels avaient des excuses et que les innocents cachaient des arrière-pensées bien sales. Mais, dans les faits, il y a loin du fantasme à l’action, non ? Et la zone grise est peut-être une bande plus étroite qu’il n’y semble…