Michel Serres. La revanche d’Abel

Michel Serres, propos recueillis par Catherine Portevin publié le 6 min

Quand Caïn tue son frère, c’est l’agriculteur qui supplante le chasseur-cueilleur et inaugure une lutte sans merci ni fin. Alors Caïn, méchant de l’histoire ? Pas si simple, rétorque Michel Serres, qui relit le mythe en penseur nomade.

Le mythe de Caïn et Abel place-t-il selon vous la lutte nomade/sédentaire au cœur de l’humanité ?

Michel Serres : Au départ, l’histoire est simple : Abel, le berger, offre à Jéhovah des agneaux, son frère Caïn, le cultivateur, des fruits et des légumes issus de son travail de la terre. Jéhovah accepte les offrandes du premier mais pas celles du second, qui jalouse cette préférence. Cependant, oublions Dieu et parlons d’histoire : Caïn est né au Néolithique avec l’agriculture ; Abel, tout éleveur qu’il est, est demeuré chasseur-cueilleur, errant au gré des nécessités de sa subsistance. Abel est l’homme ancien, né au Paléolithique supérieur. Abel et Caïn rejouent en effet le conflit anthropologique entre le chasseur-cueilleur et l’agriculteur, le nomade et le sédentaire.

 

Conflit où l’un doit forcément tuer l’autre ?

… Et l’autre se venger contre l’un, qui voudra à nouveau le tuer, etc. Le meurtre montre combien l’équilibre est difficile à trouver. Abel cherche l’herbe tendre pour ses bêtes, les fruits mûrs et le gibier pour se nourrir. Ses troupeaux traversent l’emblavure préparée à la sueur de son front par Caïn, forcé de vivre sédentaire pour semer ou récolter. Le premier qui, « ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi » fut, non pas le fondateur de la société civile, comme l’écrit Rousseau, mais celui de l’agriculture. Poussé à ce geste par les nécessités de la culture, il déclencha la guerre. Caïn, c’était donc lui, ferme son lopin et le défend, bec et ongles, de toute incursion. Mais Abel, comme Rémus, défiant plus tard Romulus, saute la limite et trouve la mort au fond d’un sillon. La querelle est inéluctable… et sans fin.

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