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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Denis Agati/Unsplash

La petite question

Peut-on s’enivrer sans alcool ?

Clara Degiovanni publié le 31 janvier 2024 7 min

Le « dry january » – « janvier sans alcool » – touche à sa fin. À l’heure du bilan, une question se pose : la vie sans alcool est-elle forcément moins folle ? Plus précisément : est-il possible de trouver un sentiment d’ivresse intense ailleurs que dans l’éthanol ?


 

Si vous avez tenté le « dry january », vous avez peut-être passé vos soirées du mois de janvier sobre, parmi vos amis ivres. Vous avez alors connu ce sentiment étrange d’être la seule personne normale, censée et lucide, au milieu d’une foule de buveurs débridée, hurlante et abêtie. En ce qui me concerne, dans ce cas de figure, ma technique est de me laisser « contaminer » par l’ivresse d’autrui. Je m’imbibe par procuration, en récoltant les vapeurs avinées des buveurs. À défaut de faire grimper mon taux d’alcool, j’essaie, tant bien que mal, de faire descendre mon degré de lucidité pour me laisser happer par leur rythme vacillant, leur décadente mollesse et leurs rires tonitruants.

Mais cette méthode ne fonctionne pas trop longtemps. Petit à petit, ma lucidité devient un boulet. Percevant avec trop de netteté le caractère navrant du spectacle qui s’offre à moi, je me retrouve encombrée par ma propre présence d’esprit. Les conversations et les amitiés qui se nouent dans cette atmosphère me sont étrangères. Je me retrouve alors fatalement exclue du groupe des buveurs, de ces liens si particuliers qui se nouent dans les vapeurs d’éthanol.

Ivre comme Diotime

J’éprouve ainsi parfois ce désir commun et un peu paradoxal : celui d’être ivre, mais sans alcool. De bénéficier des effets de l’ivresse, sans en subir les conséquences. C’est un superpouvoir qui a existé, du moins dans l’Antiquité. Vladimir Jankélévitch rapporte que Diotime, la maîtresse à penser de Socrate, arrivait à se « griser avec de l’eau pure ». Son ivresse, certes, n’était pas exactement « l’ivresse du vin, l’ivresse vulgaire et alourdissante […] de la crapule ». Elle se situait, dit-il, « au-delà de l’ébriété et de la sobriété » et ressemblait plutôt à « une exaltation divine et un divin délire. Une lucidité ivre de nectar ». Mais comment m’y prendre pour réussir, comme Diotime, à m’enivrer avec un simple verre d’eau ?

Assumer mon désir d’être ivre sans alcool est une façon de protester contre l’éloge d’une sobriété radicale, qui consiste à louer les mérites du bonheur stable, procuré par une lucidité calme et totale. L’arrêt de l’alcool peut certes être motivé par cette volonté de vivre la vie en « pleine conscience », mais nombreux sont ceux qui continuent de boire, précisément parce qu’ils ne peuvent ou veulent pas renoncer à la joie vibrante, troublante et chaotique que procure l’ivresse. Reconnaître les bénéfices de l’ivresse et tenter de les chercher ailleurs me semble constituer une stratégie tout aussi valable.

Anatomie de l’ivresse : entre europhorie et allégresse

Je distingue à ce titre deux grands types d’effets recherchés dans l’ivresse : l’allégresse d’une part, l’euphorie de l’autre. L’allégresse, du latin alacer qui signifie « prompt », « leste », « agile », « plein d’entrain », « ardent », témoigne d’une volonté d’exister plus intensément, d’avoir une vie plus pleine, plus entière et plus vibrante. Le timide qui veut se donner le courage d’aller danser ou la bonne élève ennuyée par la morosité d’un quotidien studieux vont aller chercher cette forme d’ivresse allègre, qui procure ce gonflement de soi-même et l’impression (fugace) d’être augmenté dans son être. Ce désir renvoie au concept « d’intensité », théorisé par Tristan Garcia dans son essai La Vie intense. Il y explique que l’homme moderne est à la recherche « d’une intensité de réalité maximale » et de « l’expérience forte d’un sur-remplissage intérieur du monde perçu – il faut que ça se gonfle, il faut que ça déborde pour qu’on se sente vivre ».

L’euphorie, du grec euphoria, désigne « la force de supporter ». À l’inverse de « l’allègre », celui qui cherche l’euphorie ne cherche pas à s’augmenter, mais à s’alléger du poids de l’existence. Il ne désire pas à être plus courageux ou plus festif, mais un peu moins présent à lui-même. Dans L’Assommoir de Zola, le personnage de Gervaise, prenant sa première cuite, incarne précisément ce désir de s’euphoriser pour échapper à soi. Affalée sur une table, « elle mijot[e] dans une bonne chaleur, son corsage collé à son dos, envahie d’un bien-être qui lui engourdi[t] les membres ». Profitant d’échapper à son quotidien, elle goûte la « jouissance du lent sommeil ». Il ne s’agit pas ici de se donner le courage de l’action, mais bien au contraire de se laisser doucement couler dans une ambiance de plus en plus floue.

L’ivresse est donc partagée entre deux mouvements distincts : d’un côté, une envie de s’augmenter, et de l’autre, un désir de se confondre avec le monde pour ne plus penser à soi. Là où l’allégresse vise à donner une coloration vive, vibrante, voire saturée à l’existence, l’euphorie consiste au contraire à rendre le monde plus pastel, plus flou, plus mélangé (une idée que l’on retrouve d’ailleurs dans l’expression « être gris » pour désigner l’ivresse). Peut-on vraiment satisfaire ces mouvements vitaux sans une once d’éthanol ? Gageons que oui, avec ces quelques pistes.

Ivre de mouvement et de paresse

Celui qui cherche l’allégresse cherche à ressentir sa propre puissance. Pour trouver cette ivresse ailleurs que dans l’alcool, on peut donc aller chercher du côté des sports qui mobilisent tout le corps, qui permettent, à celui ou celle qui les pratique de se sentir exister de part en part. Dans le roman Aurélien, de Louis Aragon, le personnage éponyme nage pour sentir dans son corps, toute la puissance de son amour. « Cette imagination de Bérénice […] l’enivrait dans sa force, lui donnait le goût de la dépense musculaire, et il nagea le crawl avec violence, sans ménagement. » Mêlé au sentiment amoureux, l’exercice de soi, de sa force physique, lui offre une ivresse intense et totale qui mobilise à la fois le corps et l’esprit.

À l’inverse de l’allègre, celui qui désire l’euphorie cherche à ressentir son propre vide, sa capacité à se laisser aller, à s’abandonner doucement. C’est une option suggérée par Theodor Adorno dans les Minima Moralia : « Rien faire comme une bête, se laisser aller au fil de l’eau et regarder tranquillement le ciel, “être, rien de plus, sans autre détermination ni désir d’accomplissement”. » Cette posture permet d’être proche de l’indolence de la Gervaise de Zola, mais sans subir les dégâts de l’alcool. Il ne s’agit pas d’altérer volontairement ses sens mais de les laisser vaquer tout seul, de produire – par son inertie même – la langueur nécessaire pour lâcher prise. La paresse peut ainsi devenir une forme d’ivresse.

Saoul d’aventure et de fou rire

Pour ressentir des moments d’allégresse, on peut également choisir d’appartenir à un mouvement plus grand que soi. Faire partie d’un groupe politique, d’une troupe de théâtre, se confronter à une foule… sont des manières d’expérimenter des moments d’ivresse collective. Celles-ci possèdent souvent une dimension carnavalesque : elles permettent d’inverser les normes et de faire un pied-de-nez aux habitudes et au confort bourgeois. Pour obtenir ce sentiment d’électrisation de soi sans alcool, il faut donc également lutter contre les ennemis de l’audace et de l’aventure que sont le ronflement du quotidien, la tiédeur, l’embourgeoisement. On doit, écrit encore Tristan Garcia, trouver en soi certaines « excitations soudaines », qui nous « réveillent de la monotonie, de l’automatisme et du bégaiement du même, de la platitude existentielle ». Ces « excitations soudaines », capables de nous électriser, peuvent surgir de manière impromptue.

Le rire par exemple, et plus précisément le fou rire, dans sa qualité contagieuse, est prompt à susciter un sentiment d’ivresse très intense. S’il nous enivre sans alcool, c’est parce qu’il nous échappe toujours un peu, tout en nous donnant un sentiment très puissant de présence à soi. Celui qui rit se sent vivre tout en étant gagné par une forme de folie douce. Il ressent à la fois l’intensité de l’allégresse et la douceur de l’euphorie. C’est ce qu’explique le philosophe David Le Breton dans son essai Rire. Une anthropologie du rieur, qui décrit le rire comme une « connivence joyeuse, sans conséquence », traduisant « la jubilation naturelle d’être soi ».

Finalement, Diotime n’avait pas tort. Par-delà l’ébriété éthylique, il existe des « divins délires », capables de nous sortir de nous-même, de nous faire expérimenter notre propre force, de stimuler intensément notre sentiment de vivre et d’être soi. Il y a aussi des instants de « lucidités ivres » qui permettent – sans une goutte d’alcool – de faire vaciller le monde autour de nous afin d’oublier l’insoutenable lourdeur de l’être.

La sexualité est à ce titre pourvoyeuse des ivresses les plus suaves et les plus profondes. Dans son roman Thérèse et Isabelle, consacré à l’amour naissant entre deux adolescentes, Violette Leduc décrit la puissance de l’ivresse érotique expérimentée par les deux jeunes filles. Le sentiment de perte de soi est si fort qu’il côtoie une impression de mort (la « petite mort » étant l’autre célèbre nom de l’orgasme). « Je purifiais ses gencives, je voulais encore anéantir Isabelle avec mon baiser. Je la remerciai deux fois avec deux autres baisers affairés sur ses mains. Des petites têtes se tournaient : les moineaux de la nuit nous observaient », peut-on lire sous la plume de Leduc. Et plus loin : « Un frémissement des muscles de sa main. Le doigt tournait. Bientôt je vomirais les délices de son orgasme. Son cou se tendait, son visage partait. Ses yeux s’ouvrirent : Isabelle voyait son paradis. » Preuve s’il en fallait, que nous n’avons pas forcément besoin d’alcool pour atteindre la félicité.

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