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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Société

Pourquoi a-t-on honte d’être entendu aux toilettes ?

Octave Larmagnac-Matheron publié le 18 décembre 2023 6 min

« Mousse à plouf » : c’est le nom d’une start up française qui promet de « faire caca sans gêne ». Son produit phare : une poudre à verser dans les toilettes avant d’y faire ses besoins qui, au contact de l’eau, produit une mousse censée empêcher tout bruit incommodant. Mais pourquoi se soulager ouvertement dans les lieux d’aisance est-il embarrassant en société ?


 

La « mousse à plouf » n’est pas la première invention à promettre la discrétion auditive lors d’un passage aux WC. En 2022, une entreprise japonaise avait mis au point Otohime, un appareil de masquage sonore qui diffuse des sons camouflant les clapotements incommodants. Pourquoi, alors, une telle gêne qui peut sembler universelle ?

Éloigner l’animalité

On peut assurément lire cette honte d’être entendu faire ses besoins comme un prolongement du « processus de civilisation » décrit par Norbert Elias [lire aussi notre article sur son pendant inverse, l’idée de décivilisation]. Pour le sociologue allemand, la civilisation s’affirme sous la forme d’un « auto-contrôle » de plus en plus poussé exercé par l’homme sur ses désirs et ses pulsions, sur ses « fonctions corporelles » involontaires – bref, sur la part « animale » de lui-même. Cette discipline est un principe de partage de l’espace commun : à l’entrechoc toujours chaotique et souvent violent des individualités qui s’expriment spontanément, sans retenue, la civilisation substitue un espace policé où chacun est à sa place sans empiéter sur celle de l’autre.

« Faire ses besoins » est le comble de la naturalité, et se révèle donc central dans ce « processus de civilisation ». Cela suppose à la fois l’invisibilisation progressive des excréments et du geste même d’excrétion. L’excrétion est la manifestation peut-être la plus immédiate de l’animalité. Plus encore que l’alimentation, qui laisse encore une bonne part au raffinement volontaire, par exemple au choix des aliments ou à la manière de les ingurgiter. L’excrétion, au contraire, procède de l’indistinction quasi complète. Il n’y a pas mille manières de s’y prendre, de sophistiquer la posture. La matière fécale est un mélange indémêlable où les aliments les plus raffinés sont indiscernables des plus simples.

La vue, le bruit, l’odeur

L’un des sommets de ce grand processus est la société de cour, d’après Norbert Elias. Le corps-à-corps du monde médiéval cède progressivement la place au jeu des apparences, à un monde où la relation à l’autre est tout entière médiatisée par la distance du regard, de la vision. La vue est le sens privilégié de la civilisation, parce qu’elle introduit un écart : je me distingue de l’autre dans la représentation d’une relation qui codifie strictement tout contact et, me percevant à travers le regard de cet autre, je me distingue moi-même de ma propre animalité. Être vu « au naturel », sans la médiation d’un apparat culturel, produit un sentiment de honte, d’embarras.

L’excrétion devra donc être dissimulée pour assurer le fonctionnement policé de l’espace civilisé. « On n’urine plus sous les escaliers, comme on le faisait encore dans les châteaux forts. […] Le fait d’uriner […] se cantonne aux toilettes. » Cette mise à l’écart, à l’époque moderne, est essentiellement visuelle : aller à la selle se fait, de plus en plus, derrière les murs opaques d’un espace clos. Les odeurs et les bruits font l’objet d’une attention plus secondaire… Mais les choses vont aussi évoluer. L’injonction autodisciplinaire est de plus en plus intériorisée. Échapper à la vue ne suffit plus. À l’abri entre les quatre murs d’un lieu d’aisance, je me sais protégé du regard de l’autre. Mais d’autres signes peuvent trahir mon animalité : un tiers potentiel (que je ne vois pas, car précisément je me suis libéré du monde de la vision) peut m’entendre ou me sentir, sans même que je le sache. Bruits et odeurs passent les frontières poreuses des portes et des cloisons : ils se propagent dans l’air dont je ne peux me priver, ils retentissent et se répandent impalpables sans que je puisse exercer une prise sur eux.

Biais de genre

Voilà la honte, résolument moderne, du petit coin. Elle est également en partie marquée par un biais de genre. Les femmes l’éprouvent davantage que les hommes. Les explications sont multiples. La femme, au sein du système patriarcal, saisit d’emblée son existence comme une existence pour autrui. Elle doit se réduire à un simple paraître, à une surface, à une pure forme éthérée offerte passivement au regard masculin.

L’homme, au contraire, se conçoit sur le mode d’une intériorité qui s’exprime dans l’extériorité du monde, au risque d’entrer en contact avec autrui. Le soubassement matériel, organique, naturel de son existence est la réserve d’un élan, d’un dynamisme volontaire. Au contraire, celui de la femme est tout entier conçu et perçu comme un tissu anarchique de pulsions involontaires et débraillées qu’il s’agit de contrôler. Cette mise en forme de l’existence, la femme en est prétendument incapable par elle-même : elle passe par le regard de l’homme. Tout ce qui reconduit alors femme à sa vitalité organique, tout ce qui la ramène à son intérieur, est vécu comme une dégradation, une déchéance.

Il n’en demeure pas moins que l’homme aussi est parfois incommodé par le bruit et l’odeur de ses déjections. La honte d’être senti a en partie été résorbée par les désodorisants innombrables qui s’entassent désormais sur les étals des supermarchés. À défaut de pouvoir contrôler l’odeur, on peut encore la recouvrir. Les solutions pour le bruit sont moins immédiates – mais elles se développent pourtant de plus en plus. On pourrait parler d’un effacement de l’excrétion, et non d’une simple invisibilisation. Les toilettes, comme lieu d’isolement visuel, ont simplement mis à l’écart les excréments. Il s’agit désormais d’oblitérer l’ensemble de leurs caractéristiques sensorielles qui trahissent le surgissement de ce non-moi qui vient pourtant de moi : d’établir, entre lui et l’autre, un ensemble de médiations impersonnelles qui empêche tout contact sensoriel direct.

La vie menacée par la mort

Quoi qu’il en soit, la déjection doit disparaître. Du moins, elle doit être dissociée, par ces médiations, de moi. Si cette dissociation doit être effectuée, c’est qu’elle n’est pas immédiate. Au contraire : certes, l’excrément est un non-moi, reste inassimilable d’une altérité que le corps ne peut assimiler. Mais il est bien, encore, un prolongement du moi, quoique je n’exerce sur lui aucun contrôle volontaire. Personne d’autre ne peut se l’approprier. L’espace qu’il souille porte ma trace. Il empiète sur le monde commun et son régime civilisé de distinction. Julia Kristeva en parle comme d’une « marge » du moi, à la limite de mon identité, dans Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Il est « l’objet chu de cette limite, son autre côté ». Il est, dans une certaine mesure, le non-moi le plus proche du moi. Ce faisant, il fait vaciller la limite. « L’excrément et ses équivalents […] représentent […] le moi menacé par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. » Il est la source d’une angoisse.

Peut-être faut-il alors voir dans la volonté d’escamoter l’excrément non seulement une logique pudique tournée vers l’autre mais aussi une manière de conjurer, pour soi, l’angoisse qu’il porte en lui. Cette angoisse, sans doute, n’est pas indépendante d’un contexte global de civilisation qui, au contact toujours trop poreux et réversible, substitue un espace relationnel de distinctions nettes entre les êtres, fondé d’abord sur la vision. Il faut en tout cas envisager l’élimination du rebut comme un fantasme directeur du processus de civilisation : celui d’une existence monadique, close sur elle-même, dont les frontières seraient strictement définies. Une existence absolument discrète, au sens mathématique : existence libérée de tous les déchets sensoriels qui s’imposent à nous et que nous imposons aux autres dans un espace où l’un et l’autre sont séparés par un vide, un écart que ne vient remplir aucune odeur, aucun bruit involontaires.

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