Que sont les Illuminati?
Ils diffusent dans le ciel sous forme de traînées d’avion – en anglais chemtrails – des gaz qui manipulent notre comportement et nous incitent à acheter du Coca-Cola. Ils ont éliminé Kennedy, John Lennon et bien d’autres, et, en 2015, ils ont poussé ce pauvre Zayn Malik à la porte du groupe pop One Direction. Ils ont mis en scène les « attentats » de Boston et de Charlie Hebdo. Ils sont bien entendu derrière les attaques du 11 septembre 2001, que seuls les naïfs pourraient attribuer à Al-Qaida (une poignée de Bédouins sous-armés cachés dans des grottes d’Asie Centrale), précipitant ainsi une « guerre de civilisation » qui sert leurs desseins. Bien avant, ils étaient déjà à la manœuvre lors de la guerre du Vietnam, de la montée du nazisme ou de la Révolution française… Leur capacité de nuisance n’a d’égal que leur pouvoir de dissimulation, et cette performance est d’autant plus admirable que, en sus de ces pouvoirs occultes, ils n’existent pas.
Si vous avez plus de 25 ans ou si vous n’êtes pas adepte de jeux vidéo, de forums Internet ou de Dan Brown, peut-être ne les aurez-vous pas reconnus : « ils », ce sont les Illuminati. On ne compte plus les adolescents qui croient dur comme fer que cette société secrète bavaroise, fondée à une époque où ce genre d’entreprise collective au service du progrès des consciences était monnaie courante, continue d’exister pour gouverner l’histoire mondiale.
“On ne compte plus les adolescents qui croient que cette société secrète continue d’exister pour gouverner l’histoire mondiale”
Les Illuminati constituent une figure fascinante des théories du complot : ils résument en effet la plupart des conspirations usuelles – l’assassinat de Kennedy, « l’alunissage n’a jamais eu lieu », le 11 Septembre vu comme un inside job, les chemtrails… –, et chaque nouveau drame leur est invariablement attribué ; ils sont comme une « superthéorie du complot » qui viendrait toutes les synthétiser. Ils figureraient l’archétype des conspirateurs : leur toute-puissance est à la mesure de leur opacité. Le complot apparaît ici comme pur de tout préjugé : tandis que les conspirationnistes usuels cachent plus ou moins mal des motivations antisémites ou racistes – le complot judéo-bolchévique des années 1930, les complots maçonniques, l’attribution du 11 Septembre à la CIA, etc. –, on ne saurait réduire le complot illuminati à une affaire d’antisémitisme ou d’antiaméricanisme, puisque, justement, les Illuminati n’existent pas. En tant que forme pure de théorie du complot, la légende des Illuminati permet de comprendre ces étranges récits alternatifs dont la présence dans le débat public – avant tout sur Internet – sème le doute sur les faits annoncés par les médias et alimente la méfiance à l’égard des institutions démocratiques.
Pourquoi reviennent-ils ?
La brève histoire des Illuminati commence en 1776, lorsque Adam Weishaupt, professeur de théologie à Ingolstadt, en Bavière, fonde une société secrète, afin de promouvoir les Lumières en Allemagne. Cette assemblée vise à diffuser des idéaux de rationalité et de savoir, promeut un enseignement libéré de la tutelle religieuse et se développe rapidement jusqu’en Suisse ou en Autriche, tout en entretenant des connexions avec la franc-maçonnerie locale. Son histoire se termine en 1784, lorsque le prince-électeur de Bavière donne l’ordre de dissoudre cette organisation. Mais, comme l’analyse Nicolas Chevassus-au-Louis dans Théories du complot (First, 2014), l’histoire posthume, plus intéressante, commence avec deux ouvrages, écrits en réaction à la Révolution française : les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, de l’abbé Augustin Barruel, publié à Hambourg en 1798-99, et Les Preuves d’une conspiration, de John Robison, publié à Édimbourg en 1797. Ces livres ont suscité deux courants de spéculations sur les méfaits des Illuminati, l’un dans les pays anglo-saxons, l’autre en France. Le contenu de ces théories n’a guère changé : la liste des crimes et des exploits des Illuminati s’est juste allongée.
Barruel, principal rédacteur du Journal ecclésiastique, est un abbé au conservatisme exacerbé par la Révolution : critique de l’instauration du divorce ou des lois sur le clergé, il devient royaliste et, condamné, fuit la France pour Londres en 1792. Là, il rédige un livre qui propose une explication des événements révolutionnaires intégrant de nombreux éléments : l’influence néfaste des « philosophes », les agissements des francs-maçons et – ce qui constitue l’originalité de ses écrits – les Illuminati. Curieusement, il attribue la paternité de cette société à Emanuel Swedenborg – inoffensif mystique suédois qui consignait par écrit ses voyages fréquents au Paradis et à qui Kant consacra un opuscule réfutant ses rêveries – autant qu’à Weishaupt. Mais, surtout, il soutient que les Illuminati existent toujours et tirent les ficelles de la franc-maçonnerie, déjà bien impliquée dans l’organisation secrète de la Révolution. Le projet illuminati ne serait rien moins que la destruction de tout ordre et de toute religion : « ceux-ci conspirèrent non plus seulement contre le christianisme, mais contre toute religion quelconque, […] non plus seulement contre les rois, mais contre tout gouvernement, contre toute société civile […] ». Les grandes lignes du complot illuminati sont posées, elles ne dévieront pas. Et lorsque Jean-Joseph Mounier, dans De l’influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la Révolution de France (1801), offre une réponse argumentée à ses divagations, Barruel fournira la réplique classique des partisans de sa théorie : Mounier est lui-même un agent des Illuminati et n’est donc pas crédible.
Aujourd’hui, les Illuminati se cachent toujours, mais ils ont des symboles secrets par lesquels ils se reconnaissent et parfois signent leurs actions. Compas, œil au sein de la pyramide, nombre 666, salut avec le poing fermé et deux doigts tendus, chouette… Déchiffrer ces signes permet de traquer leurs manigances à travers l’Histoire, et les sites, blogs et forums à ce sujet sont innombrables, tout comme les vidéos sur YouTube – l’une de celles-ci a été vue plus d’un milliard de fois : elle explique les plans illuminati pour tuer une bonne partie de l’humanité via un tsunami sur New York en 2015.
Les Illuminati feraient partie de Skull and Bones, fraternité d’étudiants issus des plus prestigieuses universités américaines, qui a effectivement compté nombre de présidents des États-Unis ou de prix Nobel parmi ses anciens membres. Ils se réunissent au Bohemian Grove, authentique club californien très sélect où, selon le site Syti.net, des « sacrifices humains ainsi que des rites à caractère sexuel auraient lieu ». Certains sites s’aventurent parfois à nommer les membres de la confrérie : il s’agit de treize familles, incluant notamment les Bush et les Kennedy. Des stars de la chanson, Rihanna ou Jay-Z, sont suspectées d’en être, sur la base d’herméneutiques pittoresques de leurs clips. Dans le folklore illuminati, on notera que ces familles correspondent aussi au groupe Bilderberg – un club d’entrepreneurs qui se réunit chaque année et publie un rapport technique et ennuyeux – ce serait une secte de financiers régnant sans partage sur le monde.
Croire que les Illuminati existent encore et leur attribuer la responsabilité des faits majeurs de l’histoire a commencé avec Barruel et Robison, puis connu un regain au XXe siècle à l’époque de la diffusion des grandes théories conspirationnistes concomitantes au développement du fascisme et du communisme. Mais, vers les années 1990, on note un net accroissement du phénomène. Ceci s’explique tant par la première guerre du Golfe, en 1991, qui, deux ans après la fin de l’empire soviétique, est l’occasion pour Bush père d’annoncer la formation d’un « nouvel ordre mondial » ; que par l’arrivée d’Internet, média sans filtre où quiconque soutient une théorie aussi délirante soit-elle peut la publier et attirer l’attention sur elle (« Illuminati » y représente 39 millions d’occurrences Google contre 37 millions pour « Sarkozy » et 23 pour « François Hollande »…) ; ou par la diffusion de l’imagerie illuminati dans les réseaux de la contre-culture et dans la communauté afro-américaine via la musique rap.
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