Qu’est-ce qu’un ami véritable ?

Avez-vous un ou des amis ?

Des amis, plutôt qu’un seul ! Abondance de biens ne nuit pas… Je n’ai jamais approuvé, chez Montaigne, ce goût pour une amitié unique, exclusive, à la fois indivisible et incomparable, comme celle qu’il vécut, nous dit-il, avec Étienne de La Boétie. Je prends très au sérieux la notion de «meilleur(e) ami(e) ». Mais justement : elle suppose la pluralité, la comparaison, sans d’ailleurs impliquer forcément, elle non plus, l’unicité. On peut avoir plusieurs meilleurs amis, non pas certes des dizaines (la notion perdrait son sens), mais quelques-uns, forcément rares mais possiblement pluriels. Cela débouche d’ailleurs sur une question intéressante : combien ai-je d’amis ? Et combien de meilleurs amis ? Questions d’autant plus intéressantes que je suis incapable d’y répondre ! Pourquoi ? Parce qu’il y faudrait non seulement une définition de l’amitié – ce n’est pas si difficile –, mais aussi que cette définition soit assez discriminante pour que nous puissions dresser la liste complète de nos amis, ce dont la plupart d’entre nous serions incapables. Car, où fixer la limite ? Nul ne le peut précisément ou absolument ! L’amitié est une notion floue et un sentiment variable, qui comporte des degrés, lesquels permettent à la rigueur une hiérarchie mais guère une liste qui se voudrait exhaustive !

Quelle est votre expérience de l’amitié ?

Elle est diversifiée ! J’ai le même meilleur ami depuis près d’un demi-siècle, mais plusieurs amis intimes, qui m’accompagnent depuis des années, et des dizaines d’autres, qui me sont moins essentiels mais ne font pas moins partie de ma vie. Ces derniers sont-ils mes amis au sens de Montaigne : l’amitié parfaite, fusionnelle, exclusive ? Assurément pas. Fais-je partie de leurs « meilleurs amis » ou eux des miens ? Non plus. Mais cela ne m’empêche pas d’entretenir avec eux ce que j’appellerais des relations amicales, parfois en attendant mieux, d’autres fois en me souvenant de mieux (car les amitiés évoluent dans le temps, et pas toujours en se renforçant), d’autres fois pour le simple plaisir de partager avec eux un moment agréable ou réjouissant. Un ami, ce n’est pas nécessairement quelqu’un qu’on connaît très bien ou depuis longtemps ! Il arrive parfois que l’amitié souffre, à l’inverse, de ce qu’on se connaît trop… Évitons d’avoir de l’amitié une conception tellement exigeante qu’elle condamne nos amitiés réelles à l’échec ou à la déception ! « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis ! » Cette triste et belle formule, qu’on prête à Aristote, je me la suis répétée bien souvent. Mais j’avais tort : les amitiés réelles, même décevantes, comme elles le sont presque toutes, au moins par moments, valent mieux que cette amitié prétendument absolue, qui n’est qu’un rêve ou qu’un idéal. L’ami parfait n’existe pas plus que le Prince charmant.

Comment définiriez-vous l’amitié ?

C’est d’abord un amour ! Un ami, c’est quelqu’un que vous aimez et qui vous aime. Quelles différences alors avec la passion amoureuse ? D’abord la durée : la passion ne dure pas, jamais, sauf quand elle est malheureuse. L’amitié peut durer des décennies, voire toute une vie, et d’autant plus qu’elle est plus heureuse ! Ensuite le rôle de la volonté : on ne décide pas de tomber amoureux, ni de ne l’être plus ; on peut décider de devenir amis, en tout cas d’essayer, comme on peut décider de mettre fin à une amitié. Il y a aussi le rôle du désir sexuel, ordinairement absent de l’amitié, presque toujours présent dans la passion amoureuse (quoique je connaisse des exceptions dans les deux cas). Enfin la réciprocité, indispensable à l’amitié, pas du tout à la passion amoureuse ! Il n’est pas rare que l’amitié soit asymétrique (que l’un aime plus que l’autre), mais elle est nécessairement réciproque. Je ne peux pas être l’ami de quelqu’un dont je saurais qu’il n’a pas d’amitié pour moi. Alors que je peux tout à fait être amoureux de quelqu’un qui ne m’aime pas. Ces quatre traits, ensemble, permettent d’esquisser une définition, qui reste floue (c’est normal, puisque l’amitié l’est aussi) mais que je crois à peu près satisfaisante : l’amitié est un amour réciproque, au moins partiellement choisi et volontairement entretenu, qui n’a besoin ni de passion ni de désir sexuel (quoiqu’elle puisse parfois les inclure, à des degrés divers) et même qui s’en passe le plus souvent. Si l’on admet avec Aristote qu’« aimer, c’est se réjouir », ou avec Spinoza que « l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », on peut en conclure que l’amitié est une joie mutuelle : les amis se réjouissent mutuellement de l’existence de l’autre et de l’amitié qu’ils se portent !