Rétropédalage au centre de la Terre

Vous avez senti ce qui se passe en ce moment à quelques milliers de kilomètres sous nos pieds ? Michel Eltchaninoff non plus, mais l’apprendre l’a tout de même ébloui ce matin : le noyau de la Terre tourne de moins en moins vite. Il a même peut-être inversé son sens de rotation.

« J’étais donc tranquillement en train de boire mon café quand j’ai appris qu’une étude due à des géophysiciens chinois, publiée hier dans la revue Nature Geoscience, affirme que le noyau de la Terre a ralenti sa rotation et a peut-être même commencé à tourner dans l’autre sens. À 5 000 kilomètres de nous, une boule de fer solide et bien chaude flotte au sein d’un noyau externe qui lui, est liquide. C’est cette boule, un peu plus petite que la Lune, qui aurait ralenti puis inversé son mouvement. “Pas de panique”, rassure le Washington Post : selon les chercheurs, cette direction s’inverse tous les soixante-dix ans. Et comme ce noyau, contrairement aux pédales d’un vélo, est indépendant de la rotation de la surface terrestre, il n’y a guère de chances que nous retournions vers l’automne. Reste que les géologues évoquent des liens possibles entre ce noyau et la surface de notre planète. Les courants électriques produits par cette rotation constitueraient un bouclier magnétique qui nous protège, là-haut, des radiations cosmiques les plus dangereuses. Tout ceci demeure hypothétique et sujet à débat entre scientifiques. Mais se dire que les entrailles de la Terre n’accompagnent plus le mouvement de notre planète est vertigineux.

Cette nouvelle m’a fait penser à trois théories philosophiques. J’ai tout d’abord imaginé l’enthousiasme des panégyristes de l’hypothèse Gaïa. Pour le biogéochimiste soviétique Vladimir Vernadski (1863-1945), le climatologue britannique James Lovelock (1919-2022) et la microbiologiste américaine Lynn Margulis (1938-2011), la Terre est un organisme vivant. Elle possède ses propres lois pour s’autoréguler. Il faut même craindre qu’elle ne se venge de la manière dont les misérables bipèdes, à sa surface, la traitent. En signe de protestation, là, elle fait carrément marche arrière. Je dois avouer que je n’y crois pas trop.

Puis j’ai pensé à Rousseau. Dans son Essai sur l’origine des langues (posthume, 1781), il veut expliquer la diversité des groupes humains et des idiomes. Si nous vivions dans un éternel printemps, assure-t-il, les individus n’auraient pas besoin les uns des autres. Chacun resterait tranquillement dans son coin sur une planète bénéficiant en tous points d’un climat clément. Mais, imagine-t-il, “celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers”, faisant apparaître les saisons, les régions désertiques ou glaciales, et contraignant les humains à se regrouper dans certains lieux pour subsister. Même si cette explication est mythique, Rousseau suggère que la légère inclinaison de la Terre par rapport au Soleil entraîne des modes d’être spécifiques. Car pour survivre, et surtout pour s’entraider et avoir des relations affectives, il faut commencer à communiquer et à élaborer une vie sociale. Il existe donc bien, pense Rousseau, un rapport entre la place de notre planète dans l’univers et nos modes de vie. Rien ne nous interdit de spéculer sur le lien nous unissant à cette Terre qui tourne sur elle-même et qu’on ne sent pas bouger, ou encore sur le mouvement de ce noyau incandescent, cette chaleur intérieure qui, tant que nous sommes vivants, nous anime également.

Mais je me suis finalement dit que le philosophe qui en aurait le mieux parlé serait Blaise Pascal. Scientifique irréprochable, il utilise les avancées les plus récentes de la science pour nous faire entrevoir un univers qui, parfois, défie notre imagination. En témoigne le fameux passage des Pensées (1670) où il nous propose d’envisager l’infiniment grand avant de nous plonger dans un infiniment petit tout aussi vaste.

Grâce aux hypothèses des géoscientifiques sur l’inversion du mouvement du noyau terrestre, j’ai eu, moi aussi, mon petit vertige métaphysique ce matin. Cela a suffi, comme on dit, à faire ma journée. »

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