Hors-série "Emmanuel Levinas"

Sartre-Levinas : Israël et la question juive

Octave Larmagnac-Matheron publié le 8 min

À la Libération, Sartre, l’intellectuel engagé, athée et adulé, semble n’avoir rien en commun avec Levinas, directeur d’une école juive alors inconnu. Mais s’ils sont tous deux phénoménologues et anciens prisonniers de guerre, c’est surtout autour de la question du peuple juif que leurs parcours vont se rejoindre. Retour sur un chassé-croisé au cœur du siècle.

 

  • 1933-1934 : témoins de la naissance de l’hitlérisme

Sartre et Levinas appartenaient à la même génération ; ils ont lu les mêmes livres. C’est en lisant la thèse de Levinas, parue en 1930, que Sartre découvre la phénoménologie de Husserl. Découverte qui le pousse à se rendre à Berlin en 1933 où il participe à la vie de l’intelligentsia locale. Il avouera lui-même à la fin de sa vie n’avoir « pas compris la signification du défilé des nazis au pas de l’oie » 1. De son côté, Levinas publie en 1934, dans la revue Esprit, un article prophétique intitulé « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme ». Sa conclusion : avec le racisme nazi, « ce n’est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C’est l’humanité même de l’homme. » 2

 

  • 1940-1945 : deux philosophes dans la guerre

En 1940, ils sont tous deux faits prisonniers par les Allemands, Sartre à Trèves et Levinas à Rennes. De Sartre, libéré par un faux certificat médical en avril 1941, Simone de Beauvoir souligne que « son expérience de prisonnier le marqua profondément : elle lui enseigna la solidarité ; loin de se sentir brimé, il participa dans l’allégresse à la vie communautaire. » 3 Levinas, lui, ne reviendra d’Allemagne qu’en 1945 et reste profondément traumatisé par cette expérience d’internement ; il note dans ses Carnets de captivité : « Depuis longtemps les autres en sont sortis et ont des problèmes d’hommes libres – et moi toujours encore je me soucie de la libération. » 4

"C’est surtout autour de la question de la judéité et de l’antisémitisme que Levinas lit et critique Sartre"

 

 

  • 1946-1947 : sur l’antisémitisme

C’est surtout autour de la question de la judéité et de l’antisémitisme que Levinas lit et critique Sartre. Le chef de file de l’existentialisme publie en 1946 ses Réflexions sur la question juive. Sa première thèse porte sur l’antisémitisme, qu’il décrit comme « un choix libre et total de soi-même, une attitude globale que l’on adopte non seulement vis-à-vis des Juifs, mais vis-à-vis des hommes en général, de l’histoire et de la société ; c’est à la fois une passion et une conception du monde. » 5 Il fait donc de ce qui n’était qu’un préjugé raciste une attitude existentielle globale. Quant à l’identité juive, elle ne serait que le négatif de l’antisémitisme, et tiendrait son unité du regard haineux de l’antisémite. « Il faut revenir à l’idée de situation. Ce n’est ni leur passé, ni leur religion, ni leur sol qui unissent les fils d’Israël. Mais ils ont un lien commun, s’ils méritent tous le nom de Juif, c’est qu’ils ont une situation commune de Juif, c’est-à-dire qu’ils vivent dans une communauté qui les tient pour Juifs. »  6

Expresso : les parcours interactifs
Popper et la science
Avec Popper, apprenez à distinguer théorie scientifique et pseudo-sciences, pour mieux débusquer les charlatans et (enfin) clouer le bec à ce beau-frère complotiste !
Sur le même sujet
Article
2 min
Alexandre Lacroix

Dans son précédent roman Chavirer, Lola Lafon introduisait de subtiles réflexions sur le sens du pardon dans le judaïsme. Avec Quand tu écouteras…

Lola Lafon. La mémoire qui tranche

Article
5 min

En partenariat avec les Presses universitaires de France, Philosophie magazine propose chaque jour une entrée du «Dictionnaire philosophique» d'André Comte-Sponville. Aujourd'hui: « Judaïsme ».





Article
3 min
Sven Ortoli

À l’automne 1970, Jean-Paul Sartre, juché sur un baril, fait un discours à la sortie des usines Renault à Billancourt. Haut lieu de la grande…

Sartre à Billancourt

Article
6 min
Antony Chanthanakone

Le roman iconique d’Albert Camus fête ses 80 ans. Pour l’occasion, nous avons relu la critique, ou plutôt « l’explication » qu’en…

Quand Sartre lisait “L’Étranger” de Camus