“Smoke Sauna Sisterhood” : l’endurance universelle des femmes contée depuis un sauna estonien

Smoke Sauna Sisterhood sort en salles ce mercredi 20 mars. Plusieurs fois récompensé, le documentaire d’Anna Hints nous plonge dans un monde peu connu en Europe occidentale : l’arrière-pays estonien. Plus précisément la région de Võromaa, où se tisse une sociabilité unique en son genre – celle des femmes qui, loin des hommes, fréquentent les traditionnels saunas à fumée de la région… Le regard d’Ariane Nicolas.

Au sud-est de l’Estonie, depuis des siècles, des femmes se réunissent au fond des bois pour profiter d’un moment partagé dans un sauna un peu spécial. Nues, délestées de la présence des hommes, elles entretiennent elles-mêmes le feu qui, en l’absence de conduit de cheminée, génère une fumée se mêlant à la vapeur d’eau qui embue les corps et fait transpirer les esprits.

Les traditionnels saunas à fumée de la région de Võromaa forment le décor en huis clos de Smoke Sauna Sisterhood, documentaire de la réalisatrice estonienne Anna Hints, prix de la mise en scène à Sundance et lauréat du European Film Awards 2023. À travers cette galerie de personnages féminins, c’est une histoire universelle de la condition féminine qui se condense.

Vitalité du corps féminin

Il est rare, pour ne pas dire inédit, de voir à l’écran une dizaine de femmes nues de tous âges, toute corpulence, pendant 1h30, sans qu’un quelconque effet érotique ne soit recherché ni produit. C’est l’une des forces de Smoke Sauna Sisterhood : porter un regard différent sur la nudité féminine, en considérant les corps comme de la matière en permanente reconfiguration. Les gouttes perlent sur la peau, les seins se rétractent, les cheveux s’emmêlent, les fesses rougissent, les ventres ramollissent, des marques temporaires ou des boutons apparaissent. La vitalité du corps féminin, dans toute sa plasticité.

Les témoignages que ces femmes portent tour à tour montrent que ces corps non désirés à l’écran n’en sont pas moins désirants. Récits de soirées olé-olé, blagues sur les sexes masculins, partages de conseils intimes… Loin des regards, les confidences amusées s’émoussent. Celles-ci prennent parfois un tour plus dramatique, lorsqu’il s’agit d’évoquer un cancer, le traumatisme d’un viol ou la mort d’un enfant in utero. À la purification physique, obtenue par le frottement de la peau avec du sel ou des plantes, s’ajoute une forme de purification spirituelle, accrue par l’étrangeté des lieux – une forêt perdue près d’un lac endormi.

La cabane en bois de Smoke Sauna Sisterhood est un refuge quasi sacré. À l’abri du monde, ces femmes viennent prendre soin d’elles et de leurs « sœurs ». Après avoir raconté le viol qu’elle a subi adolescente, une femme s’interroge : « Je veux protéger ma fille de tout ça, mais comment faire ? » Silence autour d’elle. Dans le monde réel, commun, la perspective d’un tel espace sûr pour les femmes paraît illusoire. La non-mixité du sauna, échec partiel de nos sociétés à parvenir à l’égalité femmes-hommes, se révèle sinon une solution, du moins un sas où il l’on peut se dépouiller « de ses peurs et de ses souffrances ». Archaïque, ce sauna à fumée l’est sans doute : mais le monde alentour est-il vraiment plus « évolué » ?

La texture de la parole

À intervalles réguliers, les femmes versent de l’eau sur des pierres brûlantes pour maintenir le sauna dans une torpeur boisée que l’on imagine fort odorante, et sans doute un peu enivrante. La fumée représente une nouvelle atmosphère, elle crée une ambiance, au sens où Bruce Bégout la décrit dans Le Concept d’ambiance (Seuil, 2020) : « Ce que nous sentons en premier lieu, ce ne sont pas des choses pourvues de qualités objectives, mais, tout autour de nous, des tons, des airs, des excitations vagues qui nous attirent ou nous repoussent. » La fumée représente une telle « excitation vague » qui relie les femmes et les pousse à se livrer. Comme l’écrit encore Bégout, « l’être-dans-le-monde s’ouvre originellement au sein d’une expression affective donnée ». L’ambiance qualifie cette « résonance » unique entre les humains et les choses.

Généralement, la fumée est présentée comme une matière nocive qui opacifie. On parle ainsi « d’écran de fumée » lorsqu’il est question d’un secret que l’on souhaiterait maintenir caché. Dans Smoke Sauna Sisterhood, la fumée prend une dimension tout autre, et véritablement nouvelle. Elle recouvre les corps pour mieux les exfolier et voyage de bouche à bouche pour mieux faire éclore la parole. Lorsque la peau des femmes suinte, chauffée par la vapeur et la fumée, c’est comme si des paroles sortaient directement des pores. Une gouttelette pour un mot. La « sororité » vantée dans le titre n’est plus le slogan parfois brandi de manière vague dans les manifestations féministes, elle se déploie dans cet espace minuscule où rend la parole devient presque palpable. Ne reste plus, après ce rituel grisant, qu’à plonger joyeusement dans le lac pour y abandonner pour de bon ses peaux mortes.

➤ Smoke Sauna Sisterhood, d’Anna Hints (durée : 1h29). En salles mercredi 20 mars 2024. En partenariat avec Philosophie magazine.