Une action peut-elle être à la fois morale et illégale ?

« Illégale, mais morale » : c’est ainsi que le secrétaire général CGT Énergie de Marseille qualifie l’action des employés d’Enedis qui ont décidé de rendre gratuite une partie du gaz et de l’électricité consommés par des boulangers confrontés à des impayés. Quel sens philosophique peut-on donner à cette justification ?

Il est classique de distinguer en philosophie (comme ailleurs) la légalité de la moralité. D’un côté, le terme « légalité » désigne la conformité à la législation établie, autrement dit à la loi en vigueur dans un certain pays à un moment donné, selon les normes du droit établi dans des dispositions juridiques précises. D’un autre côté, la « moralité » correspond au sens du bien et du mal, à l’idée que nous nous faisons du juste et de l’injuste. Or, même si on pourrait espérer que la légalité et la moralité se rejoignent, ce n’est évidemment pas le cas dans la vie réelle : il arrive que se creuse donc un écart entre les deux, pour des raisons variées qui tiennent notamment à la variabilité des conceptions du juste et de l’injuste. 

Apparaît tout de suite une différence décisive de point de vue entre ces deux concepts. Certes, le droit – et donc la légalité – a comme visée le bien, mais le bien public, car son objectif premier est d’organiser la vie collective, de réguler la société et donc de garantir un certain ordre dans celle-ci. La morale, en revanche, est d’abord l’affaire d’un individu qui se demande comment il doit agir personnellement face à telle ou telle situation, par exemple quand une loi lui semble injuste et qu’il est incapable de la changer : doit-il se soumettre et faire taire sa conscience morale ou a-t-il le droit moral, voire le devoir moral, d’enfreindre la loi ? On reconnaît là les principes de la désobéissance civile posés par le philosophe Henry David Thoreau, c’est-à-dire une désobéissance qui ne tire aucun profit personnel mais qui revendique publiquement son refus de se conformer à la loi pour mieux la dénoncer. Dans ce cas, l’exigence supérieure de moralité apparaît comme un motif suffisant pour transgresser l’interdit, d’où la formule « illégale mais morale ».

Mais c’est un pas supplémentaire que franchit celui qui s’érige en justicier. Le justicier, c’est le redresseur de torts qui agit au nom de la justice mais sans en avoir reçu l’autorisation de quelqu’un d’autre que lui-même. Le justicier outrepasse donc la légalité et toute l’institution judiciaire – parfois parce qu’il considère que celle-ci est corrompue, inefficace ou tout simplement dépassée par la situation – et, au risque de devenir hors-la-loi, va prendre l’initiative de corriger ce qu’il estime être une injustice. De Robin des Bois aux super-héros des comics en passant par les vigilantes du Far West promus par les westerns, la culture populaire ne manque pas de telles figures, souvent valorisées.

Le risque ici est évidemment celui de l’arbitraire puisque c’est seulement au nom de l’idée qu’il se fait du bien que le justicier s’autorise à passer à l’action. Il semble que cette conception de l’autojustice se développe un peu partout dans le monde, sous des formes variées qui vont de l’activisme politique aux milices, souvent parce que l’appareil judiciaire est jugé immobile ou laxiste.  En l’occurrence, les salariés d’Enedis se sont contentés de baisser le tarif de l’électricité – ce qui est peut-être devenu un super-pouvoir en cette période d’inflation galopante des prix de l’énergie ! Mais ont-ils agi en héros ou ont-ils abusé de leur position ?