3. Vérité ou réconciliation ?

Le lendemain, je pars interroger la nouvelle vice-gouverneure de la région, nommée trois jours plus tôt dans un vaste mouvement de remplacement des responsables locaux. A l’entrée du triste bâtiment en béton, les gardes en armes sont vigilants. Dans son grand bureau typiquement soviétique, je rencontre une frêle jeune femme aux cheveux courts et décolorés, aux gestes énergiques, souriante malgré ses cernes. Le nouveau chef de la région est un homme d’affaire peu connu, Igor Palitsya, proche du puissant oligarque et gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, Igor Kolomoïsk. Il a choisi pour le seconder une figure de proue du mouvement pro-européen, l’ancienne journaliste et consultante Zoïa Kazanji. Responsable de la politique intérieure et de la communication, elle veut changer l’image d’une institution discréditée. Elle poste quotidiennement sur Facebook un bilan de sa journée. Son rôle, nous dit-elle, est de rétablir la confiance entre les gouvernés et les institutions, que les événements du 2 Mai ont totalement dissipée. La seule méthode est d’après elle d’assurer une enquête irréprochable. « Les gens doivent connaître la vérité, plaide-t-elle. Pour cela, nous avons créé depuis hier une commission civique. Des journalistes, des toxicologues, des spécialistes des deux camps y participent. Cette commission transmettra les questions de la société aux enquêteurs. Ainsi ceux-ci seront-ils soumis à un contrôle citoyen. Un site sera mis en ligne pour rendre ce processus transparent. Le plus important est d’établir la vérité. Les faits doivent être les faits ». La priorité à court terme est d’assurer la sécurité, d’éviter les violences et les provocations. « Si l’on a changé de gouverneur et de chef de la police, c’est précisément pour assurer la sécurité et empêcher le conflit de s’étendre. Il faut réussir à ne pas atteindre le point de non-retour et stabiliser la situation. Notre première tâche a été de déjouer les menaces extérieures — car nous nous situons en territoire frontalier. Il a fallu mettre en place des barrages, contrôler les trains, les avions, les voitures. C’est aussi pour cette raison que nous avons annulé toutes les cérémonies du 9 mai : la ville était vide, mais c’était la seule solution. Nous avons également contacté tous les leaders des deux camps pour leur demander de ne pas faire sortir leurs troupes de chez elles. Nous avons appelé les médias à la raison, pour qu’ils n’attisent pas les haines ». Un processus de médiation est-il en place ? La réponse est nette : « la ville est coupée en deux. Il n’y a pas de réconciliation possible pour l’instant. On ne peut asseoir les protagonistes à la même table. C’est trop tôt. Le seul espoir est que nous décidions, en tant qu’Odessites, de sauver notre ville de la guerre civile. Nous sommes en train de mener une étude sur l’atmosphère en ville. Nous employons des psychologues, des anthropologues, des médiateurs. Nous réfléchissons à toutes les initiatives qui pourraient unir les gens, comme organiser des activités pour les enfants, nous focaliser sur la saison touristique qui débute, agir d’un point de vue social... ». Enfin, le gouverneur va prochainement recevoir toutes les familles des victimes, et attribuer, de son propre fonds, 200 000 hryvnias ukrainiennes (environ 12 500 euros) à chacune. Elle m’assure que la liste définitive des victimes, autour de laquelle circulent des rumeurs de manipulation, sera publiée d’ici deux jours — ce qui sera effectivement fait.