Apprendre à vivre sans chef

Martin Legros publié le 10 min

Une petite entreprise, un grand cabinet d’experts, une école numérique et un comité citoyen… Dans ces quatre lieux, on s’est débarrassé des pesanteurs de la hiérarchie en inventant de nouvelles façons de travailler, de collaborer, d’enseigner, de délibérer. Comment – et pourquoi – ça marche ? Nous avons mené l’enquête.

Refuser les élites de manière incantatoire, c’est à la portée du premier démagogue venu. Mais s’en passer vraiment et inventer des modes d’organisations qui permettent de travailler, d’apprendre ou de délibérer en arrêtant de s’en remettre aux experts du soin de nous diriger, est-ce vraiment possible ? Cela exige-t-il des compétences particulières ? Et pose-t-il des difficultés nouvelles ? C’est avec ces questions en tête que nous sommes allés scruter quatre lieux qui cherchent à se libérer des chaînes de l’élitisme.

 

L’usine où chacun devient son propre patron

1336, c’est le nombre de jours de lutte qui ont opposé les salariés de l’ancienne usine Fralib à leur employeur Unilever, géant de l’agro-alimentaire et propriétaire de cette fabrique d’infusions et de thés Éléphant de Gémenos, à 25 kilomètres de Marseille, après que celle-ci a décidé de délocaliser la production en Pologne. Mais c’est aussi le nom de la nouvelle marque d’infusions et de thés sans arômes artificiels que les 58 ouvriers restants, dont 41 salariés réunis en une coopérative, la Scop-TI, produisent aujourd’hui. 

Olivier Leberquier a été à la tête de ce combat et de cette métamorphose. Ancien représentant syndical CGT, il a passé un diplôme de dirigeant d’entreprise sociale et solidaire et est aujourd’hui président de Scop-TI. « On a eu une forte progression les trois premières années, explique-t-il, le taux de pénétration est exceptionnel pour une marque si jeune, mais en volume – 38 tonnes –, ce n’est pas encore suffisant. Et puis nous avons des besoins de trésorerie. On a donc lancé une campagne de financement participatif qui nous a permis de récolter 265 000 euros. » Avec une assemblée générale, un conseil d’administration élu tous les quatre ans et un comité de pilotage de trois membres, cette organisation participative tourne autour de l’élection, de la délégation et de la révocation. « Au moment où on a gagné la bataille juridique contre Unilever, raconte Leberquier, les cadres sont partis avec le groupe. On a donc tout reconstruit et on a démontré qu’un autre modèle d’organisation, sans experts qui décident d’en haut pour nous ce qu’on doit faire, était possible. » Le comité de pilotage se réunit toutes les semaines, émet des propositions de décision qui sont envoyées au conseil d’administration. Celui-ci a vingt-quatre heures pour réagir avant que la proposition ne devienne une décision. L’assemblée des coopérateurs se réunit ensuite pour valider les grandes orientations.

« Tout le monde n’a pas mis le même montant au capital, mais celui qui a mis 10 000 euros a la même voix que celui qui a mis 3 000 », précise Leberquier. Au quotidien, « il n’y a pas de chef d’équipe qui vient te dire : “fais ceci, fais cela”. Chacun sait ce qu’il a à faire. “1336 éveille les consciences, réveille les papilles”, dit notre slogan. Mais, en interne, tout le monde n’a pas éveillé sa conscience de la même manière. Des employés réservés qui ne pipaient mot ont pris leurs responsabilités. D’autres sont restés comme des suiveurs. » Accompagné par les services de l’État, Scop-TI est observé avec méfiance par les élites bancaires et industrielles de la région. « Ils pensaient qu’on ne tiendrait pas. Pourtant, on démontre qu’une entreprise peut fonctionner sans actionnaires et même sans élite dirigeante. » À condition de faire de chacun des employés un responsable investi dans l’entreprise comme pour son propre bien.

Expresso : les parcours interactifs
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