“Better than sex”

Notre journaliste Clara Degiovanni nous le confie : elle a appris à se maquiller sur YouTube, guidée par la voix suave et enjouée des “youtubeuses beauté”. Au-delà des qualités pédagogiques des milliers de tutoriels de “make-up” disponibles sur internet, pourtant, c’est le discours technique enrobant le maquillage qui exerce sur elle un incroyable pouvoir hypnotique… Éclairage, sans fard ! dans son billet du jour.

« Je peux donc passer des heures à écouter une youtubeuse décrire dans les moindres détails la texture d’un fard à paupières. C’est pour moi sur le terrain du langage que s’exerce le talent des femmes qui se filment en train de se maquiller. Elles doivent trouver les mots pour transmettre ce qui relève des propriétés sensorielles d’un produit, ce qu’il se passe concrètement quand on l’applique sur la peau. Pour les fards à paupières, elles privilégient depuis quelques années les “fards gras”, qui ont presque la texture d’une crème. “Onctueux, soyeux, velouté” sont devenus des marqueurs de qualité en matière de palettes de maquillage. Car à l’inverse du fard “poudreux”, volatil et discret, le fard crémeux se fixe mieux sur la peau, qu’il pénètre plus en profondeur. Il est également plus pigmenté : sa teinte est vibrante. En effleurant n’importe quel fard, je peux donc avoir une idée de l’intensité de sa couleur.

Cet intérêt particulier que les vidéastes beauté ont pour les textures éclaire à merveille le lien mystérieux qui unit le sens du toucher à celui de la vue. “Tout visible est taillé dans le tangible, tout être tacite [est] promis en quelque manière à la visibilité”, écrit Maurice Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible. C’est ce qui explique la synesthésie : la capacité à associer plusieurs sens. Quand nous voyons une chose, nous pouvons deviner sa texture. Lorsque nous la sentons sous nos doigts, nous avons une idée de son aspect visuel. La façon dont se comporte l’ombre à paupières au contact de la peau, son onctuosité, est déjà une manière d’anticiper le résultat fini du maquillage. Quand les fards crémeux sont mats, par exemple, leur couleur unifiée s’applique comme un bloc sur l’œil, ce qui permet de tracer des lignes tout à fait nettes. Et lorsqu’ils sont pailletés, irisés, ou métallisés, la brillance s’étale généreusement sur la peau, jusqu’à se confondre avec elle, donnant l’impression d’une paupière naturellement nacrée. Parfois, on peut même sentir les paillettes sous les doigts, ce qui laisse présager un fini étincelant…

Merleau Ponty dit que le visible est “incrusté” dans le tangible. C’est ce travail d’incrustation que font les maquilleurs en mélangeant pigments et paillettes. Cette importance de la sensorialité donne au maquillage un côté savoureux : ce n’est pas pour rien si les marques vendent des palettes en forme de tablettes de chocolat, et nomment les fards avec des noms d’aliments (car désormais, tous les fards ont des noms – un fard doré peut ainsi s’appeler “miel”). À la vue et au toucher, se surajoute donc le goût. “Si je mange un gâteau rose, le goût en est rose ; le léger parfum sucré et l’onctuosité de la crème au beurre sont le rose. Ainsi, je mange rose comme je vois sucré”, écrit Sartre dans L’Être et le Néant (1943). C’est pareil avec le maquillage. Quand j’applique un fard crème couleur cannelle, je touche et je vois de la gourmandise. Toutes ces sollicitations sensorielles ont pris une dimension quasi érotique : l’un des mascaras les plus connus du marché est d’ailleurs nommé “Better than sex”. Sartre estimait que le désir est comparable à une “crème qui est prise” ; c’est ce qu’a très bien compris l’industrie des cosmétiques, avec ses “fards-crème” et ses textures soyeuses. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le plaisir de se maquiller ne vient pas seulement du plaisir de (se) voir, ni de celui d’être vu ; il renvoie plutôt à cette joie sensorielle multiple, que les youtubeuses beauté ont réussi à rendre totalement envoûtante. »

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