Catherine Malabou : “Les cryptomonnaies remettent en cause l’idée d’État”
La Chine a réaffirmé mi-septembre son intention de créer sa cryptomonnaie. D’autres pays souhaitent lui emboîter le pas. La philosophe Catherine Malabou, signataire de la « Déclaration d’indépendance des cybermonnaies », analyse cette ambition paradoxale, au vu de l’esprit anarchiste qui anime les devises numériques comme le bitcoin.
Y a-t-il une contradiction dans les termes entre l’idéal anarchiste d’horizontalité inhérent aux cryptomonnaies et leur appropriation par le pouvoir vertical des États ?
Catherine Malabou : Il y a une tension évidente entre l’esprit anarchiste et libertarien des cybermonnaies et son appropriation par l’État. Les rédacteurs de la « Déclaration d’indépendance des cybermonnaies » (2018) – que j’ai signée – présentaient les cryptomonnaies comme ennemies des systèmes bancaires établis et des monnaies nationales. L’outil sur lequel repose ces devises, la blockchain [une technique de stockage et de transmission de l’information], est en effet un vecteur puissant de décentralisation, d’émancipation de la valeur, de transparence et d’horizontalité. Rien à voir avec la structure centralisée et pyramidale des États.
Dans ce cas, pourquoi les États veulent-ils se lancer dans la création de cryptomonnaies ?
Parce qu’ils en ont peur ! Les cryptomonnaies remettent en cause l’idée même d’État, de nation, de frontière. Difficile de prélever des impôts si le pouvoir n’exerce plus aucun contrôle sur la monnaie. Les États sont terrorisés à l’idée que le contrôle de la valeur leur échappe ; ils redoutent la force de transformation sociale inhérente à l’horizontalité numérique. En 2018, la « Déclaration d’indépendance » expliquait que les États et les banques centrales faisaient tout leur possible pour bloquer l’accès, pour interdire les monnaies numériques. Cela n’a rien empêché. Il a donc fallu trouver une autre stratégie : concurrencer les monnaies numériques « non commissionnées » sur leur propre terrain, en créant des cybermonnaies « commissionnées » afin de recentraliser un pouvoir qui était en train d’échapper aux États. Il est, je crois, inévitable que les États se dotent des moyens de capter, de tirer profit des processus libertaires d’une manière ou d’une autre. Mais cela n’empêchera pas le développement des cryptomonnaies indépendantes. S’ajoute à ce constat global une volonté de contester l’hégémonie du dollar : la Chine, notamment, est en train de faire de sa cryptomonnaie une arme dans la lutte de pure puissance qui l’oppose aux États-Unis.
Les États sont-ils, à terme, menacés dans leur souveraineté par la multiplication de processus libertaires comme les cryptomonnaies ?
C’est une question très difficile. Je ne pense pas que les structures étatiques disparaissent dans un futur proche. Cependant, il est possible de considérer, comme le faisait Marx, qu’en un certain sens, les États ont déjà disparu : l’État n’est plus qu’une pure réaction à la prolifération des fonctionnements horizontaux contre lesquels il s’efforce de lutter. Il ne se maintient que dans la réactivité face à une situation totalement nouvelle. Nous ne mesurons pas encore pleinement l’ampleur de la révolution que représentent les cryptomonnaies, mais il s’agit, je crois, d’une révolution aussi importante que le passage du troc à l’usage de la monnaie. Nous vivons la fin de la confiance dans le système monétaire – profondément ébranlée par les crises mondiales. La blockchain substitue au régime de la confiance un régime nouveau : celui de la transparence. Dès que vous faites une transaction via la blockchain, elle est enregistrée pour toujours. N’importe qui peut y accéder. Il est impossible – même si l’on peut imaginer des cyberattaques contre cet immense livre de comptes – de supprimer ses traces. La confiance n’est plus une question dans ce cadre nouveau.
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