Dan Sperber : “Arrêtons de faire de la raison un superpouvoir digne des héros Marvel !”
Son nom ne vous dit peut-être rien, mais les travaux de ce spécialiste de psychologie cognitive se révèlent salutaires à l’heure où les infox et les théories du complot se propagent de manière virale sur les réseaux sociaux. Avec son dernier livre L’Énigme de la raison, Dan Sperber propose une définition révolutionnaire de notre fonctionnement mental, qui va jusqu’à remettre en cause les notions de crédulité et de biais cognitifs.
« Ici a vécu, de 1972 à sa mort, le romancier et essayiste Manès Sperber (1905-1984). » Ces mots, gravés sur une plaque en pierre, à l’entrée du bel immeuble parisien de style art déco où je pénètre en cette fin d’après-midi hivernale, m’ont surpris. Je ne me rends pourtant pas chez un mort ! « Ah ! mais non », me reprends-je, c’est avec le philosophe Dan Sperber – son fils sans doute – que j’ai rendez-vous. Et celui-ci de me confirmer, en me recevant, qu’il réside en effet dans l’appartement où vécut son père, grande figure intellectuelle européenne, d’origine juive autrichienne, arrivé en France dans les années 1930 pour échapper au totalitarisme. Cependant, l’hésitation qui a été la mienne est une bonne entrée en matière pour la passionnante conversation de près de deux heures que je vais nouer avec ce chercheur de l’Institut Jean-Nicod, influencé par Claude Lévi-Strauss et Noam Chomsky, et passé par l’ethnologie en Éthiopie avant de se spécialiser en psychologie cognitive. Inconnu du grand public – « en près de cinquante ans, m’avoue-t-il sans acrimonie, je crois que vous devez être le premier journaliste à vous intéresser vraiment à mon travail ; aucun de mes livres n’a suscité l’intérêt de la presse » –, Dan Sperber a mené des recherches qui vont de « l’épidémiologie des idées » à la « théorie de la pertinence » – une approche inédite de la communication axée sur l’implicite et le contexte qui permettent aux locuteurs de comprendre ce qu’ils cherchent à se dire. Peu discuté en France, le résultat de ses recherches pourrait pourtant s’avérer utile pour déchiffrer le fonctionnement des réseaux sociaux ou le succès des théories du complot. Mais c’est d’abord pour son dernier livre que je suis venu l’interroger, L’Énigme de la raison, où il propose, avec Hugo Mercier, son coauteur, rien moins qu’une redéfinition de la raison. Elle est centrée autour des inférences – ces mécanismes qui nous font, sans que nous nous en rendions compte, tirer des conclusions sur ce que nous devons faire ou penser dans la vie de tous les jours. Et qui nous jouent des tours également. Comme quand j’ai eu le sentiment, à la lecture de la plaque de cet immeuble, qu’il y avait erreur sur la personne… avant de rectifier le tir. Si l’on comprend ce qui se passe dans notre esprit dans ce type de situations – tel est le pari de Sperber –, c’est tout l’édifice de la raison, depuis la plus simple des perceptions jusqu’à nos réflexions les plus pointues, en passant par sa place dans le débat public, qui s’éclaircit. Alors, prêt à tenter l’aventure ?
Dan Sperber en 6 dates
1942 Naissance le 20 juin à Cagnes-sur-Mer
1965 Entrée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
1989, 1990 et 1993 Professeur invité au département de philosophie de l’université Princeton (États-Unis)
2002 Médaille d’argent du CNRS
2009 Premier lauréat du prix Claude-Lévi-Strauss de l’Académie des sciences morales et politiques
Depuis 2010 Professeur aux départements de philosophie et de sciences cognitives de la Central European University, à Budapest (Hongrie)
Quel est le point de départ de votre itinéraire intellectuel ?
Dan Sperber : Au départ, je me suis intéressé à l’anthropologie pour des raisons politiques. À 20 ans, en 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, j’étais un militant anticolonialiste, je m’imaginais devenir un « révolutionnaire professionnel ». Pas dans les rangs du parti communiste, dont la dérive stalinienne était pour moi une évidence – mon père, Manès Sperber, écrivain engagé qui avait quitté le Parti dans les années 1930 lors des procès de Moscou, m’en avait convaincu. J’étais plutôt marxiste tendance Rosa Luxemburg avec des sympathies anarchistes. Je me suis intéressé aux sciences sociales, parce que j’y voyais un outil de l’action politique. L’une des leçons des luttes anticolonialistes était qu’on ne pouvait pas se contenter de plaquer les catégories marxistes sur toutes les sociétés non européennes, il fallait tenir compte de l’histoire sociale et culturelle de chacune. Assez rapidement, la figure de l’Occidental révolutionnaire professionnel dans le monde postcolonial m’a paru ambiguë. Je reste attiré par l’idée d’un « socialisme scientifique », d’une action fondée sur la science pour rendre nos sociétés plus justes, mais j’ai découvert les limites des sciences sociales, en particulier leur quasi-absence de pouvoir de prédiction.
Après des études d’anthropologie à Paris et à Oxford, vous êtes parti en Éthiopie…
Oui, de retour d’Oxford en 1965, je suis entré au CNRS. Un an après les événements de 1968, dans lesquels j’étais très impliqué, je suis parti en Éthiopie, chez les Dorzé, une population du sud du pays qui n’avait guère été étudiée et au sein de laquelle j’ai effectué trois longs séjours. J’y ai été confronté à un défi. Quand je posais aux Dorzé des questions sur leurs rituels et sur le sens des symboles qu’ils y déployaient, ils me répondaient : « Nous agissons comme nos pères, comme nos ancêtres. » C’était frustrant ! Puis, une nuit, j’ai fait un rêve où je me disais : « Tu ne fais pas attention à ce qu’ils te disent, écoute-les mieux. » J’en ai tiré mon premier livre sur le symbolisme. La principale raison d’accomplir un rituel, c’est qu’on a toujours fait comme ça. Ce qui aurait du sens, ce serait de rompre la chaîne, de ne pas accomplir le rituel. Quant à l’effet des symboles, il est de focaliser l’attention et d’évoquer un éventail ouvert d’interprétations possibles. L’absence de sens défini rend les symboles à la fois « bons à penser » et bons à partager.
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