Étienne Daho / “Tombé pour la France” / 1985

Philippe Chevallier publié le 2 min

Même Adorno en convenait, la complexité n’a jamais été un critère esthétique suffisant.

C’est la chanson monochrome par excellence, difficile donc à faire exister sans quelques infimes variations. L’époque veut cela : une pop électro--synthétique qui emprunte à la new wave anglaise ses rythmes robotiques. Si l’on est loin du lyrisme nerveux des britanniques Bronski Beat, les synthés un peu toc vont bien avec la nonchalance dépressive de Daho : timbre de voix mal assuré et veste trop grande qui souligne un corps dégingandé. Le garçon qui s’est pris ladite veste (« Dum-di-la, je m’étourdis, ça ne suffit pas à m’faire oublier que t’es plus là ») est plus proche d’un Pierrot lunaire que d’un nouveau Werther. Effaçant le contraste couplet/refrain – qui doivent, en temps normal, avoir des couleurs différentes –, cette pop linéaire assume sa pauvreté mélodique absolue : ré, mi, sol, c’est tout ce dont vous avez besoin pour jouer les couplets ; et si le refrain sort de la ouate, c’est par un malheureux fa dièse, créant un mini-orgasme sonore. Mais la complexité n’a jamais été un critère esthétique suffisant, même Adorno en convenait : il suffit que chaque élément trouve sa juste place dans un ensemble suffisamment organisé pour que la substitution de détail ne soit plus possible. Démonstration ici avec ces bizarres anacrouses (note ou ensemble de notes précédant le premier « temps fort » d’une phrase musicale) symphoniques, lointaine évocation de la République justifiée par le titre, qui viennent briser le rythme mécanique à chaque fin de refrain et enchaînent sur un magnifique solo d’harmonica, un vrai, trouant soudain le monde musical synthétique. Comme une renaissance : « Si tu r’viens, n’attends pas qu’au bout d’une corde mon corps balance. » À l’aire radiophonique, une bonne chanson n’est pas une bonne mélodie : c’est une ou deux bonnes idées de production bien placées.

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