Israël-Palestine : quand l’histoire a le hoquet
« Si le choc que nous ressentons face au massacre d’Israéliens par le Hamas est si grand, c’est parce qu’il était inattendu et d’une violence sans nom. S’y ajoute aujourd’hui la souffrance face à des civils gazaouis tués dans les bombardements et demain dans les combats, privés de toute ressource vitale, condamnés à l’exil. Et la crainte de voir un conflit d’envergure éclater dans la région et au-delà, accompagné d’actes terroristes et des violences intercommunautaires partout dans le monde. Mais il y autre chose : on dirait que l’histoire fait marche arrière. Nous voici de nouveau plongés dans un conflit sanglant qui dure depuis 1948 et qui resurgit sans cesse. Peut-être ne comprenons-nous rien à la marche de l’histoire ?
Tout ce qui se déroule au Proche-Orient depuis dix jours nous replonge dans des réalités que nous croyions, bien naïvement, dépassées : la question de la coexistence entre Israéliens et Palestiniens réapparaît crûment ; on massacre avec une infinie cruauté des civils juifs de tous âges ; on contraint des centaines de milliers de personnes à l’exil ; on voit des axes interétatiques prêts à s’affronter. Tout se passe comme si la flèche du temps n’allait plus vers l’avenir mais faisait demi-tour. “Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé”, écrivait William Faulkner dans Le Bruit et la Fureur (1929). C’est presque une évidence car l’on sait bien que les conflits nouveaux naissent des mauvaises solutions d’avant. On en a la preuve avec la récente réoccupation du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, les fantasmes poutiniens d’une Crimée russe ou les trois conflits entre la France et l’Allemagne pour l’Alsace-Moselle. Mais cela doit nous interroger sur notre vision de l’histoire.
C’est ce que fait le philosophe Leo Strauss (1899-1973) dans son long article de 1952, “Progrès ou retour ?”. Il commence par prendre acte de la crise de la vision progressiste de la marche du temps. Comment les penseurs des Lumières ou les positivistes du XIXe siècle pourraient-ils encore affirmer “qu’une fois que l’homme a atteint un certain niveau, intellectuel, social ou moral, il y a un plancher solide au-dessous duquel il ne peut plus redescendre” ? En effet, “cette thèse est […] empiriquement réfutée par la barbarisation incroyable dont nous avons eu le malheur d’être les témoins en notre siècle. Nous pouvons dire que l’idée de progrès au sens plein et fort du terme se fonde sur des espoirs totalement dépourvus de garantie”. Nous pourrions dire la même chose aujourd’hui.
Faudrait-il alors concevoir l’histoire comme un “retour” en arrière (en anglais return) ? Ce terme résonne également avec tout ce qui se passe aujourd’hui : les Juifs, après la Shoah, ont fait retour sur leur terre originelle pour pouvoir enfin vivre en sécurité, mais ce mouvement a provoqué des déplacements de population, a allumé des guerres et débouché sur du terrorisme. Demain se posera peut-être la question du retour des exilés de Gaza. Leo Strauss souligne d’ailleurs la connotation éthique et religieuse de cette notion de retour dans la théologie hébraïque. Mais une telle idée de restauration, souligne Leo Strauss, fige l’histoire dans un rêve messianique. Il faudrait plutôt, d’après lui, lui substituer une solution “purement politique”, débarrassée de toute théologie. L’histoire n’est pas un retour à l’origine, ni même une succession de cycles qui partent d’un âge d’or pour se diriger vers la détérioration puis la conflagration purificatrice. Elle est une négociation permanente sur les problèmes que l’on n’a pas encore résolus. L’histoire n’est pas un progrès linéaire, ni un recommencement de l’origine. Elle est la tension entre les deux : une volonté de progresser, qui est rattrapée et empêchée par les résurgences d’un passé négligé. L’histoire a le hoquet, et le passé lui revient d’autant plus violemment à la figure qu’elle pensait en être définitivement guérie.
Ce lundi matin, à l’heure où j’écris ces lignes, le monde entier retient son souffle – c’est d’ailleurs l’une des solutions que connaissent tous les enfants pour faire partir le hoquet. Israël n’a pas encore lancé son offensive terrestre sur Gaza, qui risque de tuer des milliers de civils. Tandis que l’Iran menace d’intervenir, les États-Unis préviennent que l’occupation de la bande de Gaza serait “une grave erreur” et que l’expulsion de ses habitants est une idée “vouée à l’échec”. Y aurait-il donc un moyen de combattre le Hamas et de faire libérer les otages sans invasion ni occupation d’ampleur ? Le hoquet va-t-il s’aggraver en crise violente, ou se calmer un peu ?
Entre l’illusion du progrès et le fantasme du retour à l’origine, cette idée de l’histoire comme hoquet, toute douloureuse qu’elle soit, laisse malgré tout ouverte la possibilité de se remettre à respirer normalement, au moins pour un temps. Une possibilité infime, mais la seule pour que le monde ne s’embrase pas dans un scénario de répétition mortifère. »
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