“Je crois à la possibilité de lendemains désirables” : l’appel de Claude Alphandéry

Ancien résistant, militant communiste, énarque, banquier : Claude Alphandéry (1922-2024) a vécu mille vies. L’économiste engagé, devenu un fervent défenseur de l’économie sociale et solidaire avec son association France active, est décédé hier, le 26 mars 2024, à l’âge de 101 ans. Nous republions ici un extrait de l’entretien qu’il nous avait accordé l’année dernière et dont la version longue a été publiée dans le recueil Méditations sur le risque, paru en 2023 chez Philosophie magazine Éditeur.

« On n’arrivera pas à la nécessaire sobriété sans un changement qualitatif. Il faut faire modèle et même faire “métamorphose”, comme dit Edgar Morin, de la même manière que la chenille devient papillon. Mais ce modèle nouveau qu’il va bien falloir trouver n’est plus un risque limité comme les banquiers savent les prendre. Changer de société est un chantier énorme, dont toutes les dimensions doivent être envisagées en même temps. Avec l’informatique, tout a changé d’échelle. Les instruments de mesure sont devenus phénoménaux, par exemple pour la prévision météorologique. Mais on a beau multiplier de manière exponentielle la puissance de calcul, il reste difficile de concevoir comment cela nous permettra de changer de vision du monde. Comment appréhender le risque total ? Ce n’est plus du niveau des banquiers ou des économistes. C’est une approche systémique qui dérange nos modes habituels de pensée.

D’où l’appel que j’ai lancé à l’occasion de mes 100 ans, en novembre 2022, pour repartir de la base. Des initiatives passionnantes se créent tous les jours, mais cela reste marginal. Comment passer de solutions ponctuelles à un autre système d’échange, de production, et surtout de décision ? Le capitalisme libéral considère que la recherche du profit et la déréglementation sont les moyens les plus efficaces. Je reconnais qu’il a apporté des progrès, mais ses limites sont flagrantes, comme l’explosion mondiale des inégalités et la surexploitation des ressources. La concurrence est à l’origine de grandes richesses dont certains pensent qu’elles se déploient par ruissellement. Manifestement, ce n’est pas le cas : sur les huit milliards d’humains, combien restent à l’écart de tout enrichissement ? Je crois que la solution passe par la coopération. Au sein de France active, nous faisons beaucoup de crédits pour des projets coopératifs ; néanmoins, cela reste des bouts de coopération. J’appelle à créer partout des clubs, sur le modèle des clubs politiques pendant la Révolution, pour systématiser le mouvement, pour faire en quelque sorte la coopération de la coopération. Elle existe déjà un peu dans les économies d’énergie, dans l’alimentation, mais il faut aller beaucoup plus loin.

Si je devais adresser un message aux gens qui sont aujourd’hui aux affaires, ce serait celui-ci : cessez de prendre la coopération pour un supplément d’âme. Créer de l’activité dans un bassin d’emploi déprimé, c’est très bien, mais rien de fondamental ne change : ça reste géré de façon identique, l’argent et le pouvoir restent captés par les mêmes. L’idée qu’il puisse en aller autrement, non pas en cassant tout mais en coopérant, a du mal à s’imposer, même à gauche. Je crois que le changement des comportements arrivera par le bas. Le monde associatif et celui de l’économie sociale et solidaire sont extrêmement dynamiques, mais les egos y sont aussi puissants qu’ailleurs. Pour lever les blocages dus aux querelles d’ego, force est d’accepter un certain degré d’ambiguïté. Nous ne sommes pas des saints. Quand un groupe coopère, on s’aperçoit vite qu’il y a des divergences d’opinions, des histoires différentes. L’important est de trouver le moyen de les surmonter.

J’ai acquis une expérience en cette matière dans le maquis de la Drôme. Nous étions un tout petit nombre jusqu’en 1943, quand les Allemands ont décidé de créer le Service du travail obligatoire (STO). Soudain, des milliers d’hommes qui n’étaient pas des résistants ont dû se cacher pour éviter d’être envoyés en Allemagne afin de combler les pertes humaines sur le front de l’Est. Ils nous ont rejoints en masse, il a fallu s’organiser. Mais les journées étaient longues, dans le maquis, et il fallait apprendre à discuter entre gens très différents sans se battre au moindre désaccord. Trouver la voie de l’accord même entre personnes qui ne s’apprécient pas est une compétence qui s’acquiert. Mon appel à créer cent clubs qui seront autant d’ambassades de la coopération dans tous les territoires semble faire un peu bouger les choses. Je crois à la possibilité de lendemains désirables. Dans la vie, il y a des surprises, parfois des mauvaises, mais parfois aussi des bonnes. De Gaulle, ce général catholique plutôt conservateur, a été non seulement l’homme de la patrie, mais l’homme du renouveau : c’était une bonne surprise. Parfois surgissent ainsi des gens inhabituels, et puis il y a la chance. Cela existe, la chance ! »

Claude Alphandéry

Retrouvez la version longue de ce texte dans le recueil Méditations sur le risque, paru chez Philosophie magazine Éditeur. Disponible ici.