Jean-Vincent Holeindre : “Poutine est dans un mimétisme stratégique avec le monde occidental alors même qu’il entend s’y opposer”

Quinze jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, dont vous avertissiez dans nos colonnes qu’elle pouvait enclencher une montée aux extrêmes, quel jugement portez-vous sur l’évolution du conflit ?

Jean-Vincent Holeindre : Tout d’abord, sur le plan de l’analyse, je crois que le commentaire de l’événement doit, autant que possible, se dégager de l’immédiateté et du présentisme alimentés par l’information en continu, qui suscite d’innombrables commentaires médiatiques souvent hasardeux. Sur le fond, la montée aux extrêmes reste possible, voire plus probable, si l’on en juge à la tournure des opérations, qui s’intensifient. Certains, comme l’historien Yuval Noah Harari, estiment que Vladimir Poutine a « déjà perdu » cette guerre ou qu’il est voué à s’enliser, alors que le conflit a commencé depuis une quinzaine de jours… Que veut dire gagner une guerre aujourd’hui ? Les puissances occidentales devraient savoir, à l’aune de leur expérience des vingt dernières années, que ces catégories de victoire (ou de défaite) sont devenues contestées, et qu’on manque de critères fiables pour les déterminer. Le scénario de l’enlisement russe n’est pas à exclure, mais c’est aussi celui que les Occidentaux projettent à partir de leur propre expérience : celui des Américains au Vietnam ou en Afghanistan, ou encore celui des Français au Mali. Annoncer la défaite de Poutine au bout de quelques jours me semble aussi hasardeux que lorsque les Américains ont crié victoire après avoir fait tomber Kaboul ou Bagdad… Les victoires proclamées trop vite se sont révélées des défaites sur la durée, faute de déterminer des objectifs clairs et d’imposer une volonté politique. La défaite proclamée trop vite pourrait se révéler à long terme une victoire pour Poutine, au sens où il parviendrait à imposer une partie de ses objectifs, comme il l’a fait par exemple lors de l’annexion de la Crimée en 2014, parce que personne n’a agi pour l’empêcher. Ce récit de l’enlisement de Poutine nous rassure, certes. Mais n’est-il pas aussi le symptôme d’une faiblesse au sens où les Occidentaux auraient perdu la main sur le récit du monde qu’ils ont écrit depuis 1945 au moins ? À cet égard, je suis frappé par les réactions dans le monde à cette invasion militaire. Certes, celle-ci a été condamnée massivement par les Éats dans les instances internationales, notamment à l’ONU. Mais en Afrique, en Asie, parfois au Moyen Orient, l’événement n’est pas au centre de l’attention, et il ne suscite pas au sein des opinions publiques une condamnation unanime. Ce qui se joue peut-être, au-delà de l’issue du conflit, c’est la désagrégation, déjà engagée, du système international, politique et normatif, construit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale autour d’une certaine vision occidentale du multilatéralisme. Oui, Poutine s’est mis à dos les puissances occidentales. Mais qui écrit le récit du monde aujourd’hui ? Quel que soit l’avenir politique de M. Poutine et de son action, les lignes bougent, et le modèle de la démocratie libérale ne sort pas grandi à ce stade de cet événement, en dépit des élans de solidarité qui nous honorent.