“Journal phénoménologique”, d’Enzo Paci

Bien qu’il ne soit guère connu en France, le philosophe italien Enzo Paci (1911-1976) est l’un des principaux représentants de la phénoménologie en Italie. Ce courant important né au début du XX^e siècle propose de « revenir aux choses mêmes », selon son fondateur Edmund Husserl, et de décrire notre rapport au monde, qui passe par la conscience, mais aussi les sens et le corps. 

Ce n’est cependant pas l’universitaire, mais davantage l’homme que font découvrir les éditions Conférence en publiant, pour la première fois, la traduction en français de son Journal phénoménologique. Nous le suivons ainsi à Pavie, à Milan, à Venise ou ailleurs, entre 1956 et 1961, mêler à ses observations quotidiennes une réflexion intime sur le sens et la portée de la philosophie.

Une philosophie au jour le jour

Il est rare que les philosophes rédigent leur Journal : ils affectionnent plus volontiers les traités et autres ouvrages plus systématiques, comme pour donner une vision totalisante de la réalité ou, du moins, pour extraire leur pensée du temps et de sa contingence. D’autres, comme Husserl quand il réinvente la philosophie comme phénoménologie au début du XX^e siècle, publient des recherches érudites dans de gros volumes, certes savants mais austères. Or l’un des plaisirs qu’il y a à lire Enzo Paci, c’est d’abord qu’il nous fait partager ses pensées au jour le jour avec ce format original du Journal qui montre une pensée en train de se former, de se nourrir d’observations qui pourraient sembler anodines. Le philosophe s’en empare pour affiner sa perception de la réalité, sans se soucier de suivre un fil logique ou démonstratif. Il écrit par exemple à Bellaria, sur la côte adriatique, avec une sensibilité presque littéraire, voire impressionniste : « J’écris à la lueur de la lune, seul, face à la mer. Son rythme est le mien. Je ne le sens pas comme quelque chose qui se pose en face de moi; et pourtant il est là, transcendant. »

Une interrogation sur les fondements de la phénoménologie

Reste que Paci s’interroge régulièrement sur les fondements même de la démarche phénoménologique, à un moment où elle n’a pas encore acquis ses lettres de noblesse et où, en France, des auteurs comme Merleau-Ponty cherchent eux aussi à se l’approprier pour en élaborer leur propre version. Si, selon la définition même de Husserl, la phénoménologie repose sur une mise entre parenthèse du monde et en une description des vécus de conscience, Paci se demande par exemple : « Décrire ce qui arrive en nous quand nous pensons ? Décrire : voir la forme de la pensée en mouvement, l’univers qui se pense en nous et, en nous, lutte pour se clarifier, pour venir à la lumière ? Non pas autobiographie, mais histoire de ce qui, en nous, arrive quand nous pensons. » Ailleurs, il remarque que « l’attitude phénoménologique […] ne nous dispose pas à écrire, à “fixer” nos idées. En ce sens, en ce sens aussi, elle est socratique ». 

Une philosophie “relationniste”

Il est fascinant de suivre ainsi Paci faire retour aux principes de Husserl et les méditer pour mieux trouver sa voie, un peu comme Paul Ricœur dont il devint l’ami après l’avoir rencontré dans un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’il se trouve à la Villa Borghese, à Rome, et s’apprête à donner une conférence sur le romancier allemand Thomas Mann, il avoue qu’il pense à autre chose. Il pense à Proust qui affirme que passé n’est pas perdu, mais se sédimente en nous et conserve sa signification dans les organes des sens qui « retiennent le présent d’alors, le font mûrir pour l’avenir, pour son possible futur ». Ces paroles s’appliquent à la philosophie originale et ambitieuse qu’il élabore : « ma phénoménologie, explique-t-il, est relationniste et voudrait tenir compte de toute l’histoire de la pensée phénoménologique en dépassant l’existentialisme ». L’intuition fondamentale de Paci, qui est celle d’une intrication fondamentale entre les êtres comme entre la conscience et le monde, est ainsi rendue vivante dans les pages d’un Journal qui ressemble à un authentique voyage dans la tête d’un phénoménologue qu’on a envie de découvrir plus avant.

 

Traduit en français par A. Clément, le Journal Phénoménologique d’Enzo Paci vient de paraître aux Éditions Conférence. 224 p., 20€, disponible ici.