Lilian Thuram / Mehdi Belhaj Kacem. Frères d’âmes
Le pilier de l’équipe de France de football championne du monde 1998 rencontre un philosophe franco-tunisien passionné de ballon rond, autant que de Marx et de Nietzsche. Au-delà d’un partage d’expérience, ils élaborent une tactique intellectuelle pour lutter contre les spectres du racisme et du communautarisme.
L’un est l’intello du football, celui qui a propulsé avec une surprenante sérénité l’équipe des Zidane, Deschamps et Djorkaeff en finale de la Coupe du monde 1998 et qui aujourd’hui lit Platon et Lao-tseu, écrit des livres, anime une fondation de lutte contre le racisme qui porte son nom et monte des expositions au musée du Quai-Branly sur l’histoire de l’esclavage. L’autre est le plus grand connaisseur du ballon rond parmi les philosophes, un fan de la Juventus de Turin et de Platini, qui ferraille dans ses essais contre le retour du nihilisme, mais voit dans le football la religion d’après la mort de Dieu, la dernière œuvre d’art totale au sens de Wagner. L’un a découvert le racisme personnellement à 9 ans lorsqu’il a débarqué de sa Guadeloupe natale en métropole avec sa mère, venue faire des ménages. L’autre, élevé en Tunisie, dans l’arabe et le Coran, a fait à 13 ans le choix de la France, de la langue et de la philosophie française, avant de découvrir que le racisme le plus pernicieux sévissait dans les hautes sphères intellectuelles. Ils appartiennent à la même génération, celle dont la conscience politique s’est formée entre la chute du mur de Berlin et le 11-Septembre et qui a vu, quatre ans après que l’équipe « black, blanc, beur » a rallumé l’idéal de la fraternité issu de la Révolution de 1789, la France placer au second tour de l’élection présidentielle un certain Jean-Marie Le Pen. Bref, ces deux-là étaient faits pour se rencontrer. Ce qu’on n’imaginait pas cependant, c’est que leur dialogue débouche, au-delà d’un partage d’expérience, sur une réflexion des plus percutantes à propos des deux grands spectres qui hantent notre temps, le racisme et le communautarisme. Face aux discriminations en tous genres qui les visent, les « minorités visibles » sont tentées par le repli communautaire. Face aux accusations répétées de xénophobie, les Français « de souche », comme on les appelle, sont tentés par la réaffirmation de leur identité nationale. Ce sont deux pièges qui se soutiennent l’un l’autre, affirment avec vigueur Lilian Thuram et Mehdi Belhaj Kacem. Seules l’intelligence de l’histoire et la confiance réitérée dans les destins individuels peuvent nous faire échapper à ce duel mortifère. Voilà une belle leçon !
Mehdi Belhaj Kacem : Laissez-moi vous dire en deux mots, Lilian Thuram, pourquoi j’ai un réel plaisir à vous rencontrer aujourd’hui. Avant d’être écrivain et philosophe, j’ai d’abord été et je reste un fan absolu de football. Mon club de cœur a toujours été la Juventus de Turin où vous avez évolué, de 2001 à 2006, au moment où elle était à son meilleur niveau depuis l’époque de Platini. On se souvient tous de votre but en demi-finale de la Coupe du monde 1998 à la 70e minute du match contre la Croatie et de la manière dont vous l’avez fêté sur le terrain : assis sur les genoux, le visage posé sur la main, impassible, tel un penseur en pleine méditation. Vous exprimiez ainsi votre propre étonnement de marquer un but décisif, vous le défenseur qui n’en inscriviez jamais. Mais ce geste était en réalité un lapsus. Vous êtes l’intello du football. Avant même d’écrire des livres et de vous engager dans la lutte contre le racisme, vous aviez déjà sur le terrain des positions plus intelligentes que les autres, un charisme et une autorité qui tranchaient. En Italie, où le racisme des stades fait des ravages, cela vous a d’ailleurs permis de vous imposer. Quand vous avez pris votre retraite, L’Équipe a titré en Une : « Monsieur Thuram », et cela traduisait un affect que beaucoup ressentent, moi le premier, face à vous : le respect. Voilà ce qui me plaît, Lilian Thuram, vous êtes quelqu’un qui impose le respect !
Lilian Thuram : Vous voulez me faire pleurer, c’est cela ? [Rires]
M. B. K. : C’était un peu le but… Non, plus sérieusement, je suis frappé par la continuité de votre positionnement. Comme joueur autant que comme citoyen, sur le terrain comme dans l’espace public, votre responsabilité semble mise en jeu. Mais de façon naturelle.
«L’affirmation de l’individu est essentielle pour échapper au piège communautaire»
Mehdi Belhaj Kacem
L. T. : C’est l’histoire d’une vie. Je suis né aux Antilles. Et je me suis toujours considéré comme pleinement français. Ce n’est que lorsque je suis arrivé dans la région parisienne, à 9 ans, que ma couleur de peau est devenue un problème. Je suis devenu noir à 9 ans, dans le regard des autres. Il y avait à l’époque un dessin animé avec deux vaches, une noire, très stupide, et une blanche, intelligente. Certains de mes camarades m’appelaient « la noiraude ». Ma mère à qui je demandais pourquoi ma couleur de peau était chargée si négativement ne parvenait pas à me répondre. Elle y voyait une fatalité. Heureusement, j’ai rencontré des personnes qui m’ont expliqué la construction politique et économique du racisme. Cela m’a permis de comprendre ma propre histoire. Aujourd’hui je vais dans les écoles, j’essaie de mettre ma notoriété au service de l’éducation. Mais je tente surtout, de façon plus égoïste, de parfaire ma propre éducation. Je suis d’ailleurs curieux de savoir comment la question de l’identité s’est posée pour vous qui êtes un philosophe d’origine tunisienne…
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