Marx et la paysannerie, une relation ambiguë
La crise agricole ayant secoué la France et l’Europe en ce début d’année a mis en évidence un soutien en demi-teinte de la gauche à la paysannerie. Au-delà des motifs contemporains de ce désamour apparent (et réciproque), il est remarquable qu’une certaine ambivalence vis-à-vis de cette classe sociale se lit déjà chez le père fondateur du communisme. De quelle manière et pour quelles raisons ? Allons y voir de plus près.
La grande affaire de Karl Marx, c’est la lutte des classes qui oppose la bourgeoisie et le prolétariat. Son époque, pense-t-il, voit s’opposer de plus en plus nettement deux couches distinctes de la société : les capitalistes détenteurs des moyens de production, et les ouvriers qu’ils emploient et exproprient. Mais la bourgeoisie et le prolétariat, si elles deviennent les classes les plus homogènes et soudées, ne sont pas les seules à composer la société. Entre elles, demeurent ou apparaissent un certain nombre d’autres couches, comme les classes moyennes, la petite bourgeoisie, les professions intermédiaires et, surtout, la paysannerie, qui occupe toujours une très grande part des sociétés que Marx étudie. Entre la bourgeoisie au pouvoir et la classe ouvrière opprimée et en instance de se révolter, comment la caractériser ? Si l’on peut lire çà et là quelques développements sur le potentiel révolutionnaire de la paysannerie – notamment chez Engels, qui y consacre une partie importante de son essai La Guerre des paysans en Allemagne (1850), faisant du prédicateur Thomas Müntzer, acteur de la révolte des paysans de 1524, une sorte de proto-communiste –, Marx et son acolyte ne lui accordent jamais un rôle historique analogue à celui du prolétariat. Dans des sociétés encore très largement rurales, il est difficile de se passer de ses services pour mener à bien une révolution socialiste. Mais elle n’a pas vocation à être autre chose qu’une sorte de soutien logistique, voué à emboîter le pas des ouvriers.
Décrits parfois dans des termes peu amènes, les paysans en proie à « l’abêtissement de la vie rurale » (Manifeste du parti communiste, 1848) ne veulent en règle générale pas changer le monde. Perméables à la propagande de la bourgeoisie, très attachés à la propriété privée, divisés dans leurs modes de vie, leurs représentations et leurs attaches, ils n’ont pas la claire conscience de classe qui leur permettrait d’aspirer à plus qu’une simple réforme agraire, lorsque leurs conditions de vie se dégradent trop, et donc à un simple ajustement à la marge. Alors que l’histoire – et notamment l’histoire récente à l’époque où Marx écrit – montre que dans les faits, la paysannerie a souvent joué un rôle contre-révolutionnaire, l’espoir demeure qu’ils rejoignent, en tant que force d’appoint, un prolétariat qui leur montrerait la voie, voire qu’ils sombrent eux-mêmes tout à fait dans le prolétariat à force d’exodes ruraux et des coups durs que leur portera inévitablement le capitalisme.
La France post-1848, cas d’école de la réaction paysanne
L’époque à laquelle Marx écrit est effectivement celle d’une certaine prolétarisation et d’un appauvrissement d’une paysannerie de plus en plus soumise au capital : « L’exploitation des paysans ne se distingue que par la forme de l’exploitation du prolétariat industriel. L’exploiteur est le même : le capital. Les capitalistes pris isolément exploitent les paysans pris isolément par les hypothèques et l’usure. La classe capitaliste exploite la classe paysanne par l’impôt d’État », écrit Marx dans Les Luttes de classe en France (1850). Dans cet ouvrage, le penseur à la barbe, qui décrit la période menant de la révolution de 1848 à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, commence par constater que cette précarisation des paysans français sous le règne « banquier » de Louis-Philippe a permis que la classe paysanne s’associe aux ouvriers durant les insurrections de février 1848, assurant leur succès : « Les ouvriers français ne pouvaient faire un seul pas en avant, ni toucher à un seul cheveu du régime bourgeois, avant que la masse de la nation placée entre le prolétariat et la bourgeoisie, la paysannerie et la petite bourgeoisie soulevées contre ce régime, contre la domination du capital, ait été contrainte par la marche de la révolution à se rallier aux prolétaires comme à leur avant-garde. » Ce sont bien les ouvriers qui ont mené le soulèvement, mais les autres couches de la société les ont rejoints et ont garanti sa réussite.
Ce jeu d’alliance sera toutefois de courte durée, les paysans retombant dans leurs travers contre-révolutionnaires au moment où le gouvernement provisoire les affuble d’un nouvel impôt et, surtout, lorsque le nom Napoléon, associé dans leur esprit à la Révolution française et à la fin de la féodalité, refait surface : « Alors que la révolution de 1789 avait commencé par délivrer les paysans des charges féodales, la révolution de 1848 s’annonçait par un nouvel impôt sur la population rurale », rappelle Marx. Et celui-ci de préciser : « Ce sont les paysans qui durent payer les frais de la révolution de Février, c’est chez eux que la contre-révolution puisa son principal contingent. L’impôt de 45 centimes, c’était une question de vie ou de mort pour le paysan français, il en fit une question de vie ou de mort pour la République. »
C’est ainsi, en effet, qu’on le verra voter massivement pour Louis-Napoléon Bonaparte lors de l’élection de décembre 1848, avant de plébisciter son coup d’État de 1851, contrecarrant de façon durable la révolution initiée par la classe ouvrière. Un rôle réactionnaire évident vis-à-vis duquel Marx a des mots très durs, confinant même à l’insulte à l’égard de la paysannerie française : « Le 10 décembre 1848 fut le jour de l’insurrection des paysans. […] Le symbole qui exprimait leur entrée dans le mouvement révolutionnaire, maladroit et rusé, gredin et naïf, lourdaud et sublime, superstition calculée, burlesque pathétique, anachronisme génial et stupide, espièglerie de l’histoire mondiale, hiéroglyphe indéchiffrable pour la raison des gens civilisés – ce symbole marquait sans qu’on puisse s’y méprendre la physionomie de la classe qui représente la barbarie au sein de la civilisation. »
Une classe insaisissable ?
En 1852, Marx prolonge les réflexions entamées dans Les Luttes de classe en France avec Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, un essai dans lequel il s’arrête sur le coup d’État du 2 décembre 1851. Poursuivant son analyse en termes d’antagonisme de classe, il porte de nouveau un jugement sévère à l’égard des paysans français s’étant alliés à la bourgeoisie pour porter au pouvoir le futur Napoléon III. Cette fois-ci, le philosophe se livre à une réflexion plus approfondie sur la paysannerie prise à la fois du point de vue de ses intérêts et de ses inclinations qu’en regard de son existence même en tant que classe. À ses yeux, la paysannerie française, très largement parcellaire depuis la Révolution, est, au contraire d’une bourgeoisie et d’un prolétariat de plus en plus homogènes, trop hétérogène. Cela expliquerait son rôle politique éminemment passif dans l’histoire contemporaine. Dans un texte demeuré fameux, Marx va jusqu’à la comparer à un amoncellement de sacs de pommes de terre formant une classe amorphe, dont les membres sont isolés les uns des autres, sans conscience claire, et obligée d’en passer par d’autres pour la représenter et s’exprimer :
“Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soit par l’intermédiaire d’une Assemblée”
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852
La paysannerie forme assurément une classe sociale, mais pas du tout une classe politique, et encore moins révolutionnaire, du fait même de cette absence de conscience de la plupart de ses membres d’appartenir à une telle classe. Les ouvriers délestés de toute propriété sur les moyens de production, dont les conditions s’égalisent à mesure que le capitalisme s’étend et que la bourgeoisie se fait de plus en plus rapace, acquièrent de leur côté peu à peu une claire appréhension de leur situation et de la nécessité qui est la leur de s’assembler pour changer le monde. S’il arrive, comme en février 48, que les paysans entreprennent de se mêler à une révolution prolétarienne, c’est moins par désir de changer la société que pour la défense d’intérêts corporatistes – en l’occurrence les acquis de 1789, momentanément menacés : « La classe moyenne, les petits fabricants, les détaillants, les artisans, les paysans combattent la bourgeoisie, parce qu’elle compromet leur existence en tant que classe moyenne. Ils ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservateurs ; qui plus est, ils sont réactionnaires ; ils demandent que l’histoire fasse machine en arrière. S’ils agissent révolutionnairement, c’est par crainte de tomber dans le prolétariat », écrivaient ainsi Marx et Engels dans le Manifeste. Tandis que le rôle historique de la classe ouvrière est l’avènement du communisme et donc de la société sans classes, la paysannerie n’a pour sa part à cœur que de persévérer dans l’histoire en tant que classe pas totalement prolétarisée, sans nulle prétention à se dissoudre dans la société égalitaire de demain.
Des bribes de progressisme sur lesquels compter ? L’inflexion sur la Russie
Au regard de cet ensemble de jugements sévères, le Marx des dernières années semble donner cours à une certaine inflexion concernant la paysannerie et le monde paysan. Au contact des populistes russes, et notamment de Nikolaï Tchernychevski (1828-1889), qu’il s’est mis à lire dans le texte en apprenant la langue, il va notamment évoluer sur la question de l’appropriation de la terre. D’abord méfiant vis-à-vis des socialistes russes qui, comme Mikhaïl Bakounine, remettaient parfois en question le caractère primordial du prolétariat dans la révolution et faisaient l’éloge des communautés agraires russes – les mir (мир) – comme une sorte de modèle de communisme déjà là, il se plaçait semble-t-il du côté de son camarade Engels. Celui-ci lui écrivait : « En fait, Bakounine n’est devenu un personnage que parce que personne ne savait le russe. Or, la vieille fumisterie des pan-slavistes, à savoir présenter comme communiste la vieille propriété foncière slave en nous faisant accroire que le paysan russe est un communiste né, a toutes les chances de faire son effet pendant longtemps encore » (Lettre à Marx du 18 mars 1852). Pour Engels, si l’on peut éventuellement faire une anicroche à la « théorie des stades » en vertu de laquelle le communisme ne peut succéder qu’au capitalisme – et donc envisager une transition vers une société communiste qui fasse l’économie d’un « stade » capitaliste –, cela ne peut être qu’à la condition que les prolétariats des sociétés industrielles montrent la voie. Si, donc, l’on veut que les mir entraînent la Russie dans le communisme sans en passer par « le degré intermédiaire de la propriété parcellaire bourgeoise », il faut au préalable que les ouvriers européens aient enclenché la révolution dans leurs pays industrialisés. « Cela ne pourra se produire que dans le cas où s’accomplira en Europe occidentale, avant la désintégration définitive de la propriété communautaire, une révolution prolétarienne victorieuse qui offrira au paysan russe les conditions nécessaires à cette transition » (Friedrich Engels, Réflexions sur la commune agricole russe, 1875).
Dans ses Notes sur Étatisme et anarchie de Bakounine (1874), Marx écrivait lui-même, concernant le sujet social qui mènera la lutte : « Une révolution sociale radicale est liée à certaines configurations historiques du développement économique ; ces dernières en sont la condition. Ainsi, la révolution n’est possible que là où, avec la production capitaliste, le prolétariat représente au moins une part significative de la population. » Exit donc la possibilité d’une révolution dans un pays aussi agraire et peu développé sur le plan capitaliste que la Russie. Pourtant, quelques années plus tard, on le voit changer d’avis à la faveur d’études poussées sur la situation russe ainsi que d’une correspondance avec sa camarade Véra Zassoulitch. Dans une lettre du 16 février 1881, celle-ci avait demandé à Marx si, comme le croyaient certains de ses camarades populistes, il fallait œuvrer à ce que la commune paysanne russe laisse la place à une propriété parcellaire privatisée, et donc au développement du capitalisme en Russie, avant d’enclencher tout processus révolutionnaire (un élément, il faut le noter, que partageaient les mencheviks contre les bolcheviks au moment de la scission du Parti social-démocrate russe en 1903). On sait aujourd’hui qu’avant d’envoyer sa réponse, le 8 mars 1881, Marx prépara trois longs brouillons, preuve que la question lui a donné du fil à retordre, conduisant à des hésitations et des allers-retours. Assez courte, la réponse confirme tout de même qu’il est désormais « convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie ; mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés ». C’est une première concession de taille : la paysannerie russe peut et doit résister contre les assauts du capitalisme et de la privatisation ; elle a un rôle actif à jouer en ce sens, ainsi que dans une éventuelle transformation progressiste future.
Un pas supplémentaire est franchi en 1882, dans la préface à l’édition russe du Manifeste, dans laquelle Marx et Engels envisagent à la fois la possibilité d’un socialisme paysan faisant l’économie du stade capitaliste, et celle d’une révolution menée directement depuis le mir qui donnerait le la aux révolutions prolétariennes européennes plutôt que l’inverse, avant une jonction des révolutions garantissant leur succès mutuel.
“La tâche du ‘Manifeste communiste’, c’était de proclamer la disparition inévitable et imminente de l’actuelle propriété bourgeoise. Or, en Russie, à côté d’un ordre capitaliste qui se développe avec une hâte fébrile, à côté de la propriété foncière bourgeoise seulement en train de se constituer, nous constatons que plus de la moitié du sol forme la propriété commune des paysans. Une question se pose donc : la commune paysanne russe – forme, il est vrai, très désagrégée déjà de propriété commune primitive du sol – peut-elle se transformer directement en une forme communiste supérieure de la propriété foncière ? Ou bien devra-t-elle subir préalablement le même procès de dissolution qui se manifeste dans l’évolution historique de l’Occident ? La seule réponse que l’on puisse actuellement faire à cette question est la suivante : si la révolution russe devient le signal d’une révolution ouvrière à l’Occident de façon que les deux révolutions se complètent, l’actuelle propriété commune russe peut devenir le point de départ d’une évolution communiste”
Friedrich Engels, Karl Marx, préface à l’édition russe du Manifeste du parti communiste, 1882
Ainsi, on le voit, si la classe paysanne ne cesse d’être envisagée comme une force d’appoint décisive à tout processus révolutionnaire prolétarien, elle est regardée différemment selon que la focale est placée sur la France des années 1840-1850 ou sur la Russie des années 1880. Dans ce dernier cas, les jugements sévères et les procès en réaction laissent la place à la conception d’une classe potentiellement progressiste pouvant avoir un rôle actif à jouer dans la préservation de la commune agraire et son évolution vers une « forme supérieure » à même d’entraîner dans son sillage l’ensemble de la, voire des sociétés, vers le communisme.
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