Mon film de Noël existentiel

Hier soir, Sven Ortoli a regardé en famille Le ciel peut attendre (1943) d’Ernst Lubitsch. Noël a ses rites périphériques et, chez lui, les vieux films à revoir pour les uns, à découvrir pour les autres, en sont un élément important. Avec une préférence pour des histoires amoureuses, sympathiques, un brin mélancoliques (L’Aventure de Mme. Muir) ou légèrement déjantées (Love Actually). Celle de Lubitsch invite à une méditation sur le temps qui passe, la nostalgie, les bifurcations de la vie… Bref, c’est Noël.

« Dans Le ciel peut attendre, donc, Henry Van Cleve (Don Ameche) est mort, quasiment dans les bras d’une blonde. Conscient de son existence de bâton de chaise, il se dirige contrit vers l’antichambre du monde d’après où l’accueille un fonctionnaire bonasse, sorte d’aiguilleur du ciel et de l’enfer à qui il entreprend de raconter son existence. L’amour, censément éperdu, qu’il portait à sa femme ne l’a pas empêché d’être un coureur. Van Cleve est persuadé qu’il ne mérite pas le ciel mais une descente au sous-sol, rayons flammes éternelles et diablotins sadiques. Mais voilà, son juge en décidera autrement. Je vous passe les détails. Vu d’aujourd’hui, le personnage de Van Cleve est charmant, spirituel, et avec cela inane, vain, sans opinions, anhistorique et au fond un sale type. Reste la vivacité de la caméra de Lubitsch et le charme de Gene Tierney. Et, plus fondamentalement, l’interrogation sur la somme d’événements qui constituent, ou non, une vie. En tout cas, j’ai choisi de le lire ainsi.

S’essayer à une telle récapitulation, et pour peu qu’on la regarde avec la distance amusée du fonctionnaire infernal, fait apparaître des jalons souvent minuscules et apparemment insignifiants mais qu’une lecture rétrospective décore d’un éclat insolite, celui des bifurcations existentielles. De ces moments où chacun est brutalement confronté à des choix pas forcément hollywoodiens mais inopinés et tranchants, où se jouent petites lâchetés et plus ou moins grands courages. Là, j’ai fermé les yeux ou les oreilles ; ici, je me suis levé, j’ai dit non, je préférerais ne pas. Il n’y a pas tant de ces moments décisifs dans une vie. Mais ce mode de remémoration n’a de sens que s’il n’est pas réduit à une semi-flagellation comme celle de Van Cleve (oh mon Dieu, le petit salopiaud que je fus parfois) mais se tourne vers ce qui est à venir.

Emmanuel Levinas offre une jolie réflexion sur ce thème lorsqu’il remarque, dans Totalité et Infini (1961), que “les souvenirs, à la recherche du temps perdu, procurent des rêves, mais ne rendent pas les occasions perdues. La vraie temporalité, celle où le définitif n’est pas définitif, suppose donc la possibilité, non pas de ressaisir tout ce qu’on aurait pu être, mais de ne plus regretter les occasions perdues devant l’infini illimité de l’avenir”. En gros, dit-il, le présent vieillit en sacrifiant des possibles. “La liberté humaine réside dans l’avenir.” À tout âge. Back to the Future, joyeux Noël et portez-vous bien ! »

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