Pascal Quignard : “Profiter de tous les instants du jour est très suffisant”
De la course du temps, de ce qui est perdu et de la corruption des êtres, Pascal Quignard a fait le matériau poétique d’une œuvre monumentale, toute dédiée à l’exploration de nos origines. Alors que sort en janvier son nouveau roman – L’Amour la mer (Gallimard) –, l’auteur a accepté de nous recevoir pour parler de l’expérience de la vieillesse.
Vieillir : Pascal Quignard admet n’y avoir jamais pensé directement, seulement par la bande. Il s’en étonne presque. Car on entre effectivement dans son œuvre comme dans le magnifique palais de la mémoire, une ruine gagnée par la végétation où sont conviés les Antiques grecs et latins, les philosophes et les écrivains, les souvenirs personnels comme les récits historiques. Au sommet de cette « montagne merveilleuse » s’accumule tout ce qui a été perdu au fil du temps. On y nourrit un culte pour les ancêtres, pour ce qu’il y a de plus « invieillissable » en chacun de nous. Le lecteur s’y met en quête d’un temps originaire qui précède l’histoire, d’un « âge qui n’a pas d’âge », que l’auteur appelle « jadis », convaincu que « les êtres vivants sont truffés de morts, de fantômes affamés de vie, d’être beaucoup plus anciens que nous-mêmes ».
Lauréat du prix Goncourt en 2002 pour Les Ombres errantes, Pascal Quignard s’est engagé depuis dans l’exploration et la clôture de son Dernier Royaume. On lit cette série d’essais sur le temps, le silence et la mort comme on descend le cours d’un fleuve, en suivant le flux d’une pensée héraclitéenne, qui s’enrichit et se transforme en remettant incessamment sur le métier les mêmes motifs. « Le temps fut d’abord conçu comme prédation. L’être comme sa proie », écrit-il, lui qui a étudié la philosophie avant de se consacrer à la musique et à l’écriture. Érudit capable d’aphorismes fulgurants, croyant à la dimension hallucinatoire de l’esprit, il vient d’achever un récit vertigineux intitulé L’Amour la mer (Gallimard), qui paraît en janvier. Des personnages issus de romans plus anciens – Tous les matins du monde, Terrasse à Rome… – y reparaissent, eux ou leur descendance, prolongeant ainsi leur vie de papier et donnant à ce grand œuvre la dimension d’un puissant tombeau littéraire. Une vanité magnifiant la corruption de toute vie. Pascal Quignard a accepté de nous recevoir pour en parler et se pencher sur nos vieux jours.
Y a-t-il un âge pour vieillir ?
Pascal Quignard : Il y a d’abord une curiosité à appeler la vieillesse le grand âge. Dans le vieux système français, on ne parlait d’ailleurs pas de la vieillesse mais de la vieillonge, de cet état dans lequel il n’y a plus personne entre la mort et vous, lorsque les ascendants ne sont plus là pour vous protéger. La vieillonge, c’est l’absence de protection d’un groupe d’âge par rapport à la mort.
Peut-on cependant connaître un coup de vieux avant l’heure ?
Non, je suis contre l’idée de coup de vieux. Je ne la perçois pas. Vous pensez que les adolescents pensent au coup de vieux ?
Il arrive qu’un événement – la maladie, un accident ou la perte d’un être cher – nous fasse vieillir prématurément.
Je reprends alors votre première question : il n’y a pas d’âge pour vieillir, car la vie, dans une optique certes plus psychanalytique que philosophique, est traversée par une même pulsion. Cette pulsion connaît deux résurgences. La première se déroule à l’adolescence, lorsque la puissance du « natal » revient. Freud parle de « printemps génital » comme de la rémanence d’une première vie aquatique, avant la naissance. Ce printemps se manifeste par une énorme transformation physique. La seconde résurgence serait la vieillesse, où une transformation analogue à l’adolescence se produit, tout aussi importante : cheveux blancs, calvitie, arthrose. Le vieillard ressent un empêchement existentiel similaire à celui qu’éprouve l’adolescent. Je parle de résurgence, car la pulsion reste sans âge. Elle est invieillissable. Elle n’est pas marquée par la mort du tout. La mort peut intervenir dans ses conséquences terribles, mais elle ne se mêle pas intérieurement à la vie, et la vie ne va pas vers elle. Il n’y a pas « d’être-vers-la-mort » comme l’écrit Martin Heidegger. La sénilité elle-même n’est pas la mort. Il s’agit plutôt d’une intensification ultime de la vie, porteuse d’un regard sur la beauté du monde de plus en plus grande. Toute l’œuvre de l’écrivain Kawabata Yasunari [1899-1972] y est attachée.
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