Aller au contenu principal
Menu du compte de l'utilisateur
    S’abonner Boutique Newsletters Se connecter
Navigation principale
  • Le fil
  • Archives
  • En kiosque
  • Dossiers
  • Philosophes
  • Lexique
  • Citations
  • EXPRESSO
  • Agenda
  • Masterclass
  • Bac philo
 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
rechercher
Rechercher

Deux femmes du village de Jinwar sur la “Colline de la chouette”, près de Dirbesiyê dans le nord-est syrien, en juin 2021. © Corinne Morel Darleux

Reportage

Rojava. Bâtir une utopie en plein chaos

Corinne Morel Darleux publié le 28 octobre 2021 22 min

Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes tentent de mettre en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » inspiré par le philosophe américain Murray Bookchin et de vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires. Un pari aussi courageux qu’improbable raconté par Corinne Morel Darleux, qui y a séjourné.

 

Il est 19h sur la « Colline de la chouette », près de la ville de Dirbesiyê, dans le nord de la Syrie. Nous sommes arrivées il y a peu au village de femmes de Jinwar. Après le traditionnel thé, le chai kurde, les hommes qui nous accompagnaient sont repartis : la nuit, le village n’est peuplé que de femmes. Une fois nos affaires posées dans la maison des invitées, nous sommes embarquées avec force gestes amicaux par trois villageoises pour une mystérieuse cueillette. Après quelques kilomètres d’une route désertique et cahoteuse, traversée seulement par quelques pâtres et leurs troupeaux, nous nous arrêtons dans un paysage ondulé, teinté d’ocre et parsemé de quelques touffes vertes. Après une dizaine de minutes, la Jeep qui nous suivait s’arrête à son tour sur le bord de la route. Trois fillettes en jaillissent, suivies de quatre garçons et de sept femmes dont on peine à imaginer comment toutes ont pu tenir dans le véhicule. Grands sourires, queues-de-cheval et sandales roses, les gamines courent en tête, font le V de la victoire et se chahutent en grimpant sur la colline. 

“Quand un homme menace une femme d’un ‘Tu vas aller où sinon ?’, maintenant, elle peut répliquer : ‘Au village de femmes !’”
Zozan, habitante de Jinwar, village de femmes

 

Le village de Jinwar a été créé en 2017. Il est un symbole de la révolution des femmes en cours dans les territoires autonomes du nord-est de la Syrie. La bourgade comprend une vingtaine de foyers et autant d’enfants, âgés de 4 à 19 ans. Zozan, qui nous le présente à notre arrivée, le décrit comme « un sas et un lieu de construction et de projection, de formation et d’apprentissage ». On y accueille des femmes, veuves de guerre, mariées de force, répudiées, divorcées ou simplement célibataires qui ont choisi de ne pas se marier. Malgré les avancées considérables en cours concernant l’émancipation des femmes, les logiques patriarcales restent vivaces et la pression sociale forte. Vivre « seule » – comprendre : sans homme –  demeure un choix inhabituel, encore difficilement accepté. Ce qui n’empêche pas Zozan de glisser : « Quand l’homme les menace d’un “Tu vas aller où sinon ?”, maintenant, elles peuvent répliquer : “Au village de femmes !” » 

Corinne Morel Darleux (centre) au Rojava, en compagnie de femmes kurdes. ©
Corinne Morel Darleux (centre) au Rojava, en compagnie de femmes kurdes. © CP

« Mon mari a été tué par une mine en 2015 à Kobane, et la famille a voulu me forcer à me remarier. » Berivan fait partie de ces femmes venues vivre au village. Suite à son refus de prendre un nouvel époux, elle a été calomniée, accusée de se prostituer et finalement contrainte de s’en aller. Elle a trouvé refuge à Jinwar où toutes les femmes, quelles que soient leurs raisons et leur passé, qu’elles soient kurdes, arabes, assyriennes, yézidies, musulmanes ou bien volontaires internationalistes, sont accueillies dans une logique d’émancipation et d’autonomisation. « Le problème le plus important est celui du nationalisme et des antagonismes créés dans la société entre les Kurdes et les Arabes du fait du régime syrien. Ici, on a réussi à dépasser ce problème et ces distinctions. » Zozan ajoute : « Une jeune femme de 16 ans est arrivée ici, elle ne savait pas parler, sa mère était sourde et muette. Maintenant, elle a appris à parler, à lire et à écrire. C’est un lieu d’“empowerment” pour les femmes. » 

 

« Seules les montagnes sont nos amies »

Le soleil est bas sur l’horizon, les températures se font plus supportables en cette caniculaire fin de mois de mai. Sur la colline, les mains se tendent vers les touffes vertes éparses et en détachent de petites boules sèches qui sonnent comme des grelots. Les garçons sont préposés à la collecte dans de gros sacs de récupération. Le mystère de la cueillette s’est éclairci : nous récoltons le Peganum harmala, une plante vivace connue depuis des milliers d’années en Mésopotamie pour ses vertus médicinales. Les femmes de Jinwar en récoltent également les graines, qui servent à agrémenter les pièces d’artisanat faites au village, des assemblages de tissu, de fils de couleurs vives, de petits miroirs et de perles que l’on suspend aux murs des maisons. En plus de représenter la protection et le féminin, la rue sauvage, son nom courant, est réputée pour prémunir du mauvais œil. Or le mauvais œil, chez les Kurdes, on le connaît hélas ! depuis longtemps. 

Le village de Jinwar, créé en 2017, est un symbole de la révolution des femmes. Il comprend une vingtaine de foyers, une école et un centre de santé. © Corinne Morel Darleux
Le village de Jinwar, créé en 2017, est un symbole de la révolution des femmes. Il comprend une vingtaine de foyers, une école et un centre de santé. © Corinne Morel Darleux

Le traité de Sèvres, signé en 1920 à l’issue de la Première Guerre mondiale, instituait une province autonome kurde à l’est de la Turquie. Il ne fut jamais appliqué. Les populations kurdes restèrent éparpillées en Syrie, en Irak, en Iran et en Turquie. Dans ces quatre pays, elles ont été opprimées, leurs droits bafoués, l’expression et l’enseignement en langue kurde interdits. Une phrase circule depuis les années 1930 – la Syrie était alors sous mandat français : « Le Moyen-Orient ? Tout le monde tape sur tout le monde et, à la fin, tout le monde se réconcilie pour taper sur les Kurdes. » De cette histoire mouvementée, faite de répression et de résistance dans des maquis montagneux, provient sans doute le proverbe kurde qui déclare tristement : « Seules les montagnes sont nos amies. » Malheureusement, l’ironie du sort veut que le Rojava (l’« ouest » en kurde), territoire autonome du nord-est de la Syrie soit, au contraire des autres zones kurdes, une longue plaine sans relief. C’est pourtant là que se mène depuis 2013 la première expérimentation concrète de ce que le leader kurde Abdullah Öcalan a théorisé sous le nom de « confédéralisme démocratique du Kurdistan ».

 

La double mue du PKK

Le Parti des travailleurs kurdes (PKK) d’Abdullah Öcalan a d’abord été un parti marxiste-léniniste appelant à l’indépendance kurde et à la lutte armée, avant de subir une double influence qui s’avérera déterminante : celle du mouvement de libération des femmes porté par Sakine Cansız et celle de l’écologie sociale de l’essayiste américain Murray Bookchin (1921-2006). C’est ainsi que la Déclaration du confédéralisme démocratique signée d’Abdullah Öcalan en 2005 place l’écologie et le féminisme au fronton de son projet en le définissant comme un « modèle démocratique reposant sur l’écologie et la libération de la femme, et luttant contre toutes les formes d’obscurantisme ». Enfonçant le clou, Öcalan insiste : « La doctrine confédérale vise à mettre en place une société écologique et à combattre la discrimination sexuelle sur tous les fronts. »

Sakine Cansız, assassinée à Paris en 2013, a cofondé le PKK avec Abdullah Öcalan en 1978. Au début des années 1990, elle organise en son sein un mouvement de femmes qui va lancer un vaste débat idéologique sur les structures patriarcales et bousculer le parti. Son armée de femmes installe son quartier général dans les montagnes du Qandil, au Kurdistan irakien. Là, elles s’entraînent et se forment, étudient le féminisme, l’anarchisme et le communalisme, se questionnent sur la démocratie, lisent Rosa Luxemburg et Emma Goldman, tout en bataillant contre l’armée turque qui les attaque régulièrement. Leur mouvement aura un impact considérable sur le tournant idéologique du début des années 2000 qui voit le PKK se réorienter vers la révolution des femmes, l’autonomie territoriale et le confédéralisme démocratique. 

Expresso : les parcours interactifs
Aimer sa moitié avec le Banquet
On dit parfois que la personne aimée est « notre moitié », celui ou celle qui nous complète. L'expression pourrait trouver son origine dans le mythe des androgynes, raconté dans le Banquet de Platon ! Découvrez ce récit fascinant.
Découvrir Tous les Expresso
Sur le même sujet
Article
7 min
Corinne Morel Darleux : “Le mythe de Sisyphe nous apprend qu’il y a une forme de sagesse à tirer de nos défaites”
Alexandre Lacroix 12 avril 2022

La politique est-elle à l’image du mythe de Sisyphe, un éternel, douloureux et vain recommencement ? C’est ce qu’a suggéré Jean-Luc Mélenchon…

Corinne Morel Darleux : “Le mythe de Sisyphe nous apprend qu’il y a une forme de sagesse à tirer de nos défaites”

Article
7 min
Corinne Rostaing : “La prison est devenue la voiture-balai de l’exclusion”
Charles Perragin 08 avril 2021

Après trente ans d’enquêtes en détention, la sociologue Corinne Rostaing livre une photographie précise de l’institution carcérale…

Corinne Rostaing : “La prison est devenue la voiture-balai de l’exclusion”

Le fil
1 min
Corinne Morel Darleux : “Sisyphe ne ferait-il pas mieux de contourner la montagne plutôt que d’essayer de l’escalader ?”
12 avril 2022

Dans son discours de défaite, dimanche soir, à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a fait référence au mythe de Sisyphe et…

Corinne Morel Darleux : “Le mythe de Sisyphe nous apprend qu’il y a une forme de sagesse à tirer de nos défaites”

Article
7 min
Guillaume Barrera : “Vouloir fuir le chaos en ouvrant les vannes du plus grand des chaos, c’est absurde”
Nicolas Gastineau 12 mai 2021

Le 21 avril, une lettre rédigée par un ancien officier de l’Armée de Terre, Jean-Pierre Fabre-Bernadac, et signée par de nombreux officiers à le…

Guillaume Barrera : “Vouloir fuir le chaos en ouvrant les vannes du plus grand des chaos, c’est absurde”

Le fil
1 min
Au Rojava, l'irruption d’une utopie en plein chaos
Corinne Morel Darleux 06 novembre 2021

Au Rojava, l'irruption d’une utopie en plein chaos

Dialogue
9 min
Corinne Lepage, Jean-Pierre Dupuy. Qui veut sauver l’espèce humaine ?
Julien Charnay 30 mai 2007

La Terre est en danger, mais l’homme refuse encore d’agir. L’ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage et le philosophe Jean-Pierre…

Corinne Lepage, Jean-Pierre Dupuy. Qui veut sauver l’espèce humaine ?

Article
6 min
Farhad Khosrokhavar : “Il faut intégralement rééduquer les enfants de djihadistes rapatriés de Syrie”
Nicolas Gastineau 11 juillet 2022

Le 5 juillet, la France a annoncé le rapatriement de 16 femmes et 35 enfants, familles de djihadistes français partis combattre pour l’État…

Farhad Khosrokhavar : “Il faut intégralement rééduquer les enfants de djihadistes rapatriés de Syrie”

Article
4 min
Alexis Philonenko, ou la raison à l’épreuve de la guerre
Nicolas Tenaillon 02 mars 2022

Après René Girard et Roger Caillois, notre « livre du jour » consacré à la guerre est l’œuvre d’Alexis Philonenko (1932-2018). Dans…

Alexis Philonenko, ou la raison à l’épreuve de la guerre

Article issu du magazine n°154 octobre 2021 Lire en ligne
À Lire aussi
Syrie, des voies pour penser l’après
Michael Walzer : « Une action en Syrie est illégale mais nécessaire »
Par Julien Charnay
septembre 2013
Deux conceptions de la guerre mises à l’épreuve par le cas syrien
Deux conceptions de la guerre mises à l’épreuve par le cas syrien
Par Alexandre Lacroix
septembre 2013
Syrie, des voies pour penser l’après
Michael Walzer: « Je suis favorable à une attaque limitée en Syrie »
Par Julien Charnay
septembre 2013
  1. Accueil-Le Fil
  2. Articles
  3. Rojava. Bâtir une utopie en plein chaos
Philosophie magazine n°178 - mars 2024
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Avril 2024 Philosophe magazine 178
Lire en ligne
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Réseaux sociaux
  • Facebook
  • Instagram
  • Instagram bac philo
  • Linkedin
  • Twitter
Liens utiles
  • À propos
  • Contact
  • Éditions
  • Publicité
  • L’agenda
  • Crédits
  • CGU/CGV
  • Mentions légales
  • Confidentialité
  • Questions fréquentes, FAQ
À lire
Bernard Friot : “Devoir attendre 60 ans pour être libre, c’est dramatique”
Fonds marins : un monde océanique menacé par les logiques terrestres ?
“L’enfer, c’est les autres” : la citation de Sartre commentée
Magazine
  • Tous les articles
  • Articles du fil
  • Bac philo
  • Entretiens
  • Dialogues
  • Contributeurs
  • Livres
  • 10 livres pour...
  • Journalistes
  • Votre avis nous intéresse