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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Daro Sulakauri pour PM

Reportage

Socrate chez Staline

Michel Eltchaninoff publié le 17 janvier 2013 20 min

La Géorgie n’en a pas fini avec Staline. Alors que la réinstallation de statues à son effigie fait polémique, nous sommes partis dans ce pays coincé entre Russie et Occident sur les traces d’un grand penseur européen, Merab Mamardachvili, opposant intellectuel au communisme comme au nationalisme, né dans la même ville que le Petit Père des Peuples.

« Welcome to Georgia », sourit la jeune femme en uniforme qui contrôle mon passeport en m’offrant… une bouteille de vin. Depuis quand les fonctionnaires de l’ancien empire soviétique font des gentillesses à l’étranger de passage ? Depuis que ce pays du Caucase vit, sous la férule du président Saakachvili, à l’heure américaine. Il y a une vingtaine d’années, ce type d’accueil n’existait pas. Ni cet aéroport, d’ailleurs. Ni le Buddha Bar-Tbilissi, ni le casino Adjara dont je contemple les affiches en attendant mes bagages en cette nuit de septembre. Ni l’avenue George-W.-Bush qu’emprunte le taxi pour filer vers le centre. Ni ce bâtiment du ministère de l’Intérieur, aux murs transparents – « afin que tous les citoyens puissent voir ce qui s’y passe », s’enthousiasme le chauffeur. Ici, tout le monde parle politique avec passion. Il faut dire que dans quelques jours auront lieu des élections législatives disputées, sur fond de scandale de tortures dans les prisons (lire Philosophie magazine n° 64, p. 16). Lorsque nous arrivons en ville, je découvre que de pharaoniques travaux de rénovation sont menés à la lumière des projecteurs. Même la petite rue à flanc de colline où se trouve mon hôtel est barrée. On est en train de l’asphalter. Il est 4 heures du matin et je contemple, par la fenêtre de ma chambre, la seule chose qui rappelle la Tbilissi d’antan : d’énormes grenades rouges poussant dans un jardinet. Des vers de Pouchkine, comme pour effacer le bruit des marteaux-piqueurs, reviennent à ma mémoire : « Sur les collines de Géorgie s’étendent les ombres de la nuit / J’entends devant moi le bruit du fleuve Aragva / Je me sens à la fois triste et léger, ma tristesse a sa lumière. » Il s’agit de l’une des poésies préférées de Merab Mamardachvili.

 

Un proustien chez les marxistes

C’est en effet sur les traces d’un des plus grands penseurs européens, peu traduit en français mais essentiel dans l’espace postsoviétique, et auteur culte ailleurs, que je séjourne en Géorgie. Merab Mamar-dachvili (1930-1990) a passé dans ce pays bouillonnant une partie de sa jeunesse. Il est retourné y vivre les dix dernières années de son existence. Entre-temps, il a fait le pari de philosopher dans un empire, l’Union soviétique, où toute velléité de réflexion personnelle était combattue. Après avoir découvert, adolescent, dans une bibliothèque de Tbilissi, des volumes oubliés de Montaigne et de Montesquieu, Merab intègre la faculté de philosophie de l’université de Moscou. Il y rejoint des penseurs qui, tel Alexandre Zinoviev, profitent du trouble de l’après-guerre pour explorer la théorie de la connaissance et fendiller le carcan du catéchisme marxiste-léniniste. En 1957, Mamardachvili est engagé à la revue Questions de philosophie puis envoyé à Prague pour collaborer au périodique Problèmes de la paix et du socialisme. Durant cinq années, il découvre l’Europe et son intelligentsia réformiste, écoute du jazz, lit des romans policiers, fréquente les cafés. Il se sent chez lui dans cet espace moins soviétisé. En 1966, il est invité en Italie et en profite pour se rendre en France, son pays d’élection, sans visa. Il y rencontre Louis Althusser, dont la cordialité contraste avec la froideur des écrits. Opposés sur leur vision du communisme, les deux hommes se retrouvent autour de leurs libres interprétations de Marx. Il noue également une longue amitié avec l’historien Jean-Pierre Vernant, qui verra en lui un « Socrate géorgien » (lire Entre mythe et politique, 1996, rééd. Points Essais). Mais on le rappelle à Moscou et on lui interdit de repartir à l’étranger. Peu à peu, il acquiert la célébrité parmi la jeunesse intellectuelle. Ses séminaires rassemblent des centaines de personnes, parfois venues de loin pour l’écouter. Merab ose associer le nom de Marx à ceux de Nietzsche et de Freud. Il cite Descartes, Kant, Husserl ou Proust. Partant de la portée critique de la théorie de Marx, il mine la pensée soviétique de l’intérieur : au lieu d’utiliser ses textes dans le sens de la « construction du socialisme », il en fait l’un des porte-parole d’une métaphysique qui explore le pouvoir corrosif de la réflexion. D’après lui, Marx « a essayé d’élaborer un procédé qui justement chasserait les fantômes sociaux dans la pensée ». On comprend que Mamardachvili a déplu aux autorités académiques. Dans les années 1970, il devient un enseignant nomade, renvoyé d’un institut avant d’être hébergé par un autre, dans diverses villes soviétiques. À la cinquantaine, il est épuisé, pourchassé par le régime, interdit de publication. Selon certains proches, il risque même l’arrestation. Il aspire au repos. Son vieil ami Niko Tchavtchavadzé, qui dirige l’Institut de philosophie de Tbilissi et assure son autonomie, le convainc de revenir dans sa Géorgie natale, ensoleillée et moins surveillée, où vivent en outre sa mère et sa sœur. Merab s’y installe en 1979. Au début, ses premiers cours, à l’Institut de théâtre, ont lieu dans des salles presque vides. Mais rapidement, son verbe produit son effet. Il se réapproprie la langue géorgienne, retrouve ses amis et s’entoure d’une nuée d’étudiants. Mais rien ne se passe comme prévu.

 

Du côté de Staline

Que puis-je découvrir sur ce penseur dans un pays qui a depuis plusieurs décennies quitté le giron communiste et où Merab n’a pas vécu si longtemps ? En réalité, les épreuves qu’il a surmontées pour penser librement sont devenues les thèmes mêmes de sa philosophie. Celle-ci étudie les obstacles, les conditions, les fruits de la pensée. Or une partie de ces entraves, comme le stalinisme et le nationalisme, Merab les a rencontrées ici, en Géorgie. En retour, sa métaphysique de la résistance personnelle aux idéologies éclaire sans doute d’un jour neuf la Géorgie d’aujourd’hui, si peu en paix avec elle-même.

Merab Mamardachvili en six dates

  • 1930 Naît à Gori
  • 1949 Entame ses études à l’université de Moscou
  • 1966 Profite d’une invitation officielle en Italie pour séjourner sans autorisation à Paris, où il se lie d’amitié avec Louis Althusser
  • 1979 Devient professeur titulaire de philosophie à Tbilissi
  • 1990 Décède d’une crise cardiaque à l’aéroport de Moscou
  • 1997 Traduction en français des Méditations cartésiennes, issues des séminaires tenus à l’Institut de psychologie de Moscou et parues chez Solin/Actes Sud

Dès le lendemain, je pars donc vers Gori, ville natale de Mamardachvili. Sur la route qui y mène, à une soixantaine de kilomètres de la capitale, quelque part entre Téhéran et Istanbul, la voiture longe, en ce dimanche pluvieux, des logements construits pour abriter les réfugiés de la guerre russo-géorgienne de 2008. La frontière avec la République séparatiste d’Ossétie est proche. Gori a été bombardée et occupée par l’armée russe. Elle a été reconstruite depuis, mais une atmosphère lourde et maussade y règne. Même si un monument, récent et déjà en ruine, rend hommage à Mamardachvili à l’entrée de la ville, la cité est mondialement célèbre pour avoir abrité l’enfance d’un autre personnage : Joseph Djougachvili, dit Staline. J’emprunte la large avenue qui porte son nom, bordée d’immeubles pompeux. Sa statue trônait encore en 2010 sur la place centrale de la ville. Elle a été furtivement déboulonnée et emportée dans un lieu tenu secret. Mais on peut visiter la maison natale du dictateur et un musée dédié à sa mémoire ouvert dans les années 1950. En suivant la guide qui m’a été assignée dans de vastes salles presque vides, je contemple les mauvaises reproductions de photos de jeunesse ou les maquettes des premières cachettes du révolutionnaire. Une gardienne tricote dans un coin. La guide présente le petit Sosso, surnom de Staline, comme un élève brillant, un poète talentueux. Dans les pièces suivantes, elle accorde qu’il a commis certaines atrocités. Lorsque je lui demande pourquoi les crimes staliniens, notamment la terrible répression de son propre peuple, sont si minorés ici, elle ne se démonte pas : « Tout dépend à qui l’on s’adresse. Aux personnes critiques, Baltes ou Occidentaux, je présente Staline comme un tyran. Aux Russes qui déplorent ses excès tout en admirant sa poigne, j’affirme que Staline était un homme fort, un dictateur. Aux nostalgiques, je le dépeins comme un guide bienfaisant. Je m’adapte à mon public. » Après avoir parcouru la salle de la victoire contre le nazisme, visité la pièce funéraire plongée dans une semi-obscurité, jeté un œil aux cadeaux offerts par les dirigeants du monde entier et à la reconstitution de son bureau au Kremlin de 1918 à 1921, je l’interroge plus avant. Elle admet son admiration pour cet « homme remarquable ». Elle affirme enfin que l’avenir du musée dépend des élections de dimanche. Si le parti de Saakachvili, le président pro-occidental, l’emporte, le musée devrait être fermé puis transformé en mémorial de la répression stalinienne. Si c’est son rival Ivanishvili, étiqueté prorusse, elle espère que l’institution recevra à nouveau des subventions et sera chauffée l’hiver.

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Article issu du magazine n°66 janvier 2013 Lire en ligne
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