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Vestiges de la ville de Pripyat, à 3 kilomètres de Tchernobyl, totalement abonnée dès le lendemain de la catastrophe (cc) Flickr / stahlmandesign

International

Tchernobyl, trente ans après : réhabiliter la peur?

Cédric Enjalbert publié le 26 avril 2016 6 min

Trente ans ont passé depuis l’explosion du réacteur de la centrale de Tchernobyl. Conception du risque et de la sécurité, regard sur la technique, prise en compte des bienfaits de la peur : comment la catastrophe a-t-elle changé nos modalités de pensée?

Le 26 avril 1986, la centrale nucléaire ukrainienne de Tchernobyl explose. Quel bilan tirer trente ans après ? Le nombre de victimes demeure difficile à calculer précisément, oscillant de quelques dizaines de morts selon les autorités russes à plusieurs dizaines de milliers, des suite de cancers, selon The Other Report on Chernobyl (Torch). Personne ne sait ce qu’il adviendra de la centrale de Tchernobyl, alors qu’un sarcophage doit la recouvrir pour au moins cent ans d’ici à 2017, ni exactement quelles menaces pèsent encore sur Fukushima, ni ce qu’il adviendra des centrales nucléaires françaises construites à partir de 1978 et parvenues aujourd’hui au terme de leur exploitation, prévue d’une durée de quarante ans. Bref, l’avenir du nucléaire se révèle très incertain.


 

Le regard de l’exorciste

En revanche, une chose est sûre : prenant compte de cette incertitude à la faveur de ces accidents, partout la notion de risque a changé. En 1986, alors que l’explosion du réacteur de Tchernobyl révèle la vulnérabilité de l’Europe face à une catastrophe écologique et technique, le sociologue Ulrich Beck (1944-2015) signe La Société du risque. Dans cet essai, le sociologue allemand décédé en janvier 2015, prend acte d’une nouvelle ère : nous vivons désormais dans une société où tout est perçu comme un risque, si bien que la sécurité s’est instaurée comme valeur centrale. L’avenir devient un défi quotidien. L’enjeu n’est plus tant celui de la maîtrise de la nature, mais celui de la maîtrise des risques. « Aujourd’hui, on ne communique plus avec les “esprits” cachés dans les choses, écrit-il, on est exposé à des “radiations”, on ingère des “substances toxiques”, et on est poursuivi jusque dans les rêves par la peur d’un “holocauste atomique”. En lieu et place de l’interprétation anthropomorphe de la nature et de l’environnement s’est installée la conscience moderne, civilisationnelle du risque, avec sa causalité latente imperceptible et pourtant omniprésente. Derrière les plus innocentes façades se cachent des substances dangereuses, hostiles. Il faut tout voir deux fois, et seul ce dédoublement permet d’appréhender, de juger correctement. Le monde du visible doit être interrogé, relativisé, jaugé à l’aune d’une deuxième réalité dissimulée en lui. C’est cette réalité seconde et non le monde visible qui recèle les critères de valeur. […] Le regard du contemporain tracassé par la pollution est dirigé vers de l’invisible, comme le regard de l’exorciste. La société du risque, c’est l’avènement d’une aire spéculative de la perception quotidienne et de la pensée. »


 

Heuristique de la peur

Vingt ans plus tard, revenu d’une visite à Tchernobyl, le philosophe et épistémologue Jean-Pierre Dupuy, auteur de Retour de Tchernobyl. Journal d’un homme en colère (Seuil, 2006) écrit dans la revue Écologie & Politique un article intitulé « Tchernobyl, le sarcophage de l’humain ». Il y prend pour point de départ le voyage qu’il a fait, pendant l’été 2005, dans la « zone des trente kilomètres » du réacteur de Tchernobyl, s’interrogeant sur les aveuglements qui perdurent. « Il s’en est fallu de peu, écrit-il ; ce n’est pas par hasard que le jargon nucléaire américain, civil comme militaire, a forgé une expression pour dire cela : near miss, qui a presque la force d’un concept. Vingt fois au moins durant la guerre froide, il aura été “moins cinq” de minuit, les douze coups signifiant une apocalypse nucléaire qui aurait soufflé une bonne partie de l’humanité. Le nucléaire civil a connu jusqu’ici plus d’un near miss. Il serait fastidieux d’en produire la liste. Le plus connu, outre Tchernobyl, est l’accident qui toucha la centrale de Three Mile Island, en Pennsylvanie, le 28 mars 1979. Il s’en est fallu de peu que ce soit un Tchernobyl avant la lettre, et que la formation d’une bulle d’hydrogène, événement qui n’avait été prévu dans aucun des scénarios d’accident imaginés par les autorités, se combine avec une production d’oxygène par décomposition de l’eau du réacteur pour produire une explosion qui aurait fait éclater la cuve, l’enceinte, et aurait projeté dans l’atmosphère tous les produits de fission. »

Depuis, encore une décennie a passé et un nouveau near miss a alerté l’opinion publique, lorsqu’en mars 2011 deux réacteurs de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima, submergée par un tsunami, n’ont plus été refroidis et que leur cœur a fusionné. Mais en avons-nous tiré les leçons ? Que faire ? Pour nous rendre les moyens d’agir, Jean-Pierre Dupuy « propose de réhabiliter la peur. La peur que j’appelle de mes vœux ne paralyse pas. Il s’agit d’une peur intellectuelle, simulée, qui consiste à anticiper sur la peur que nous éprouverons certainement lorsque la catastrophe se produira. Il s’agit de stimuler notre imagination de façon à nous représenter ce que nous sommes incapables d’éprouver aujourd’hui parce que c’est beaucoup trop abstrait. C’est ce que le philosophe Hans Jonas, un des inspirateurs de ma pensée, appelle l’heuristique de la peur, une peur préventive et contrôlée, une peur utile à l’action. »


Tchernobyl, Fukushima : vivre avec un documentaire d’Olivier Julien à voir mardi 26 avril 2016 sur Arte à 20h55
 

Boîte de Pandore

Dans un dialogue mené avec Luc Ferry au lendemain de la catastrophe de Fukushima, le philosophe Dominique Bourg, spécialiste de la technique et de l’environnement, insiste, mettant en cause l’idée même d’accident nucléaire, au profit d’une conception plus apocalyptique : « avec Fukushima, la donne a changé. Jusqu’ici, on pouvait considérer que le nucléaire était un recours pour nous sortir de l’impasse énergétique. Ce n’est plus possible. Pourquoi ? Il est clair qu’il n’y a pas d’accident nucléaire. Un accident, c’est un événement ponctuel, circonscrit dans l’espace et le temps, produisant un changement brusque suivi d’un retour à la normale. Avec le nucléaire, quand on a atteint un certain seuil critique, on ne contrôle plus rien. C’était et c’est encore le cas à Tchernobyl. Cela se reproduit à Fukushima. Voilà un territoire, à proximité d’une mégapole de 35 millions d’habitants, condamné pour une période indéfinie… L’industrie nucléaire exige le risque zéro. Or, c’est impossible. […] Le nucléaire, c’est la catastrophe programmée, une patate chaude qui provoque de plus en plus de dégâts à mesure qu’elle enfle. Il faut refermer la boîte de Pandore. »

Refermer la boîte de Pandore, oui, mais comment ? Dans le domaine de l’énergie nucléaire, l’inertie est trop grande pour qu’il existe une réponse évidente et pour en sortir rapidement. Alors que la majorité des cinquante-huit centrales françaises après quarante d’exploitation ont aujourd’hui atteint leur limite théorique, qu’en faire ? Faut-il les démanteler, assurer leurs normes de sécurité, prolonger leur fonctionnement ? Pour Pierre-Franck Chevet, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire interrogé par Le Monde, « en France, nous pouvons avoir des séismes ou des inondations supérieurs à ceux qui étaient prévus, des actes de malveillance contre une centrale… Penser que cela n’arrive qu’aux autres revient à ne pas tirer les conséquences d’un accident. Le Japon s’est fait surprendre. Gardons à l’esprit que nous pouvons aussi nous faire surprendre. […] Un accident majeur, comme ceux de Tchernobyl ou de Fukushima, ne peut être exclu nulle part dans le monde, y compris en Europe. » Une mise en garde ordinaire ou le début d’un véritable catastrophisme éclairé ? Faut-il semer la panique pour éveiller les consciences ? Avons-nous raison d’avoir peur ?

Assurément oui, pour le philosophe Günther Anders (1902-1992). Auteur de Hiroshima est partout (Seuil, 2008) et de L'Obsolescence de l'homme (Ivrea, 2002), il a fait lui aussi partie de ces oiseaux de malheur. « On nous a traités de ‘semeurs de panique’, affirme-t-il ainsi dans un livre d’entretiens intitulé Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ? (Allia, 2001). C’est bien ce que nous cherchons à être. C’est un honneur de porter ce titre. La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer la peur légitime. Mettre en garde contre la panique que nous semons est criminel. La plupart des gens ne sont pas en mesure de faire naître d’eux-mêmes cette peur qu’il est nécessaire d’avoir aujourd’hui. Nous devons par conséquent les aider. »

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