Agrégation de philosophie : la guerre des rapports de jury

Aujourd’hui était le dernier jour des épreuves écrites de l’agrégation de philosophie. L’occasion, pour Clara Degiovanni, de parler des « rapports de jury » – ces guides un brin pompeux censés aider les prochains candidats et qui ont la particularité de présenter le concours comme un combat élitiste…

« Les candidats “les plus combatifs” produisent des copies “tâtonnantes, mais courageuses”, osent des “corps-à-corps soutenus avec le texte”, doivent “s’enhardir dans la confrontation libre au sujet” afin “d’affronter la question”. Ce texte n’est pas extrait d’un discours de guerre, mais d’un “rapport de jury” d’agrégation, censé aider les futurs candidats à préparer ce concours… dont la dernière épreuve écrite s’est terminée aujourd’hui, jeudi 16 mars

Sous la plume des membres du jury, les épreuves apparaissent donc comme des “combats”. Mais quel est l’intérêt d’employer un registre si belliqueux pour un exercice académique ? Premièrement, cette façon de présenter les choses autorise le jury à avoir des réactions plutôt extrêmes, à la hauteur du “combat acharné” présumé. Ayant moi-même eu à préparer des concours, j’ai toujours été affligée – et angoissée – par le mépris, voire l’écœurement, avec lequel le jury traitait les mauvaises copies. “Le jury doit avouer qu’il fut souvent déçu”, jusqu’à être “peiné par la négligence de certains candidats”, peut-on par exemple lire dans un rapport de 2017. Puisque l’épreuve y est envisagée comme une guerre, les manquements des candidats prennent parfois une dimension morale. Un rapport de 2022 présente la tendance au “jeu sémantique” comme le “péché véniel” des candidats. Si l’on en croit le jury, ceux qui échouent à l’agrégation ne font pas seulement erreurs, mais commettent de véritables fautes.

Présenter l’agrégation comme un combat est également une manière d’insister sur la dimension aristocratique de l’exercice. Le jury ne cesse de louer “l’élégance” des bons candidats, en condamnant la “tendance à la caricature”, la “naïveté”, la “grossièreté” ou simplement la “maladresse” – mot qui revient dans quasi tous les rapports – des autres. Mais attention, la lutte est subtile. Il faut certes bannir les propos naïfs, mais le candidat ne doit pas non plus sombrer dans “le verbalisme abstrait manquant de réalité”, comme le mentionne un rapport de 2013. De même, si le jury encourage les compétiteurs à oser prendre des risques dans le cheminement de la pensée, ils doivent à tout prix éviter d’être “aventureux”, indique un dernier rapport de 2022. Bref, le candidat doit savoir faire simple, sans être simpliste. Il doit être audacieux, sans être téméraire… Il y a parfois de quoi s’y perdre.

À chaque fin de rapport, le jury confie pourtant “espérer avoir été utile aux futurs candidats”. Si la lecture des rapports m’a parfois permis de mieux comprendre l’exercice demandé, je crois que le but de ces textes officiels n’est pas uniquement d’aider les agrégatifs, mais d’entériner la différence entre ceux qui réussissent le concours et les autres. “Entre le dernier reçu et le premier collé, le concours crée des différences du tout au rien, et pour la vie”, écrit Bourdieu dans Langage et Pouvoir symbolique (1991). Mais cette différence n’existe pas en soi. Elle doit être crée “magiquement”, par ce que le sociologue appelle un “rituel d’institution”. Voilà pourquoi les rapports insistent autant sur les “quelques trop rares copies” qui ont compris l’exercice. Il ne s’agit pas tant d’accompagner ceux qui passent les concours que de consacrer par avance les rares élus qui auront “vaincu” vaillamment le sujet. À rebours de ce registre belliqueux aux accents virilistes adopté par les rapports de jury, il serait peut-être préférable de considérer ce concours pour ce qu’il est : un exercice académique certes exigeant, mais qui n’a rien d’un combat à l’épée. »

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