André Comte-Sponville : “Le sport redonne un sens aux idées aristocratiques de compétition, d’émulation, d’ambition”

Depuis samedi soir, la question divise les amateurs de rugby : selon vous, l’essai de Maro Itoje qui donne la victoire à l’Angleterre face à la France (23-20) dans les dernières minutes de cette rencontre du Tournoi des Six Nations à Twickenham était-il valable ?

André Comte-Sponville : Je n’en ai aucune idée, je n’ai pas vu le match ! Je suis peu passionné par le sport, et c’est le paradoxe de ce livre. Il vient d’une commande des responsables de l’Insep [Institut national du sport, de l’expertise et de la performance] qui avaient demandé à des intellectuels de réfléchir sur le sport lors d’une série d’entretiens, parce qu’eux-mêmes se trouvaient désemparés devant l’évolution prise par ce qu’on appelle le sport business ou le “sport spectacle”. C’est une première version de cet entretien qui a d’abord été publiée chez l’éditeur Carnets Nord en 2018 sous le titre Valeurs, mais que j’ai relue et corrigée, et qui se trouve rééditée aujourd’hui.

Aujourd’hui, justement, nous sommes dans une situation inédite. Avez-vous été frappé par le spectacle de ces stades vides de tout public, hormis parfois de spectateurs en carton et de chants de supporters factices censés recréer une ambiance humaine ?

Oui, j’ai vu ça. C’est assez étrange comme impression… On éprouve un peu de compassion pour les joueurs, privés d’ambiance, et également pour les spectateurs qui ne peuvent plus être présents dans les tribunes. Mais ces figurines en carton, ça paraît dérisoire  Peut-être le bruit fait-il davantage illusion, dans la mesure où l’ouïe est un sens très suggestif, comme on le voit par l’efficacité qu’exerce sur nous la musique. 

Est-ce à dire que le sport repose sur la communion, la convivialité et le partage ? 

Bien sûr, il y a de la communion… C’est un mot qu’on a beaucoup utilisé lors de la Coupe du monde en 1998, spécialement à propos de la soirée sur les Champs-Élysées. Dieu est mort ; vive le football ! Cela m’inquiète un peu. Ne pouvons-nous plus communier que dans le dérisoire ? Au demeurant, la communion que vous évoquez n’existe guère qu’entre supporters de la même équipe. C’est ce que j’ai observé lorsque j’ai emmené mes trois garçons, très jeunes, au Stade Vélodrome à Marseille. Que de haine et d’agressivité dans les tribunes, vis-à-vis des joueurs de l’équipe adverse et de leurs supporters ! Tout le contraire du respect de l’autre, du fair-play et de la communion ! Comment peut-on arriver à haïr quelqu’un pour le simple fait qu’il joue dans une autre équipe ?