Annie Le Brun : “Avec l’amour, la société est atteinte dans ses bases”
Alors que paraît un volume récapitulatif de ses écrits, Annie Le Brun, poète et critique, familière de Sade, du romantisme noir et des surréalistes, revient sur un parcours de vie fondé sur l’insurrection, préférant toujours les chemins de traverse aux autoroutes de la pensée.
« Vous voyez ? Il y a un sexe sculpté », me fait remarquer Annie Le Brun, après que j’ai choisi une chaise en bois à l’aspect de fétiche pour m’asseoir. Un « objet dard », aurait dit Duchamp, qui ne dénote pas entre les architectures précaires de livres empilés et les œuvres bizarres qui, au sol et sur les murs de cet appartement parisien, ouvrent des fenêtres sur les mondes imaginaires. Annie Le Brun chérit ces « appels d’air », elle qui a fait de l’« éperdu » son mot favori. Il désigne littéralement le fait de se perdre et, chez elle, une ligne de conduite. Celle-ci se dessine dans le volume qu’elle vient de faire paraître, sous un titre emprunté à Victor Hugo : L’Infini dans un contour (Bouquins). Ces œuvres semi-complètes (la moitié de ses écrits a été retenue) retracent une aventure de subversion, poursuivie depuis les années 1960. Trois temps se détachent dans cette somme rétrospective : l’engagement poétique dans la bande surréaliste ; une lecture renouvelée de Sade ; une réflexion sur le pouvoir de l’image.
Tout débute donc par des poèmes « sérieux comme le plaisir », complétés par des collages de Toyen, artiste qu’Annie Le Brun a bien connue et dont elle a supervisé une rétrospective en 2022. Ce n’est pas la première exposition dont elle s’occupe comme commissaire. Sollicitée par le musée d’Orsay, elle a notamment préfacé L’Ange du bizarre en 2013, au sujet du romantisme noir, et imaginé Sade, attaquer le soleil, en 2014, avançant avec lui dans la « plus noire des nuits ». Car ce « monument d’obscurité » ne produit pas, selon elle, un discours supplémentaire, fût-il philosophique ; Sade offre, au contraire, à l’instar des poètes, un lieu où se manifestent les « peurs et désirs non formulés ». Or ces espaces de liberté sont menacés. C’est ainsi que la dernière étape de cette réflexion concerne le sort réservé à l’image et à l’imaginaire dans nos sociétés, au dévoiement de l’art contemporain devenu un produit de luxe marchandisé, et à ce qui, en revanche, n’a pas de prix.
Contre l’anesthésie générale et l’enlaidissement du monde, Annie Le Brun tient ferme. Où l’on comprend, en admirant cette fidélité à soi-même, combien son aventure lyrique est politique, tant elle concerne notre résistance à toutes les formes de pollution et notre capacité d’émerveillement, sans laquelle nous ne sommes rien.
ANNIE LE BRUN EN 6 DATES
1942 Naissance à Rennes
1964 Rencontre son époux, le poète Radovan Ivšić, dans l’entourage d’André Breton
1985 Supervise l’édition des Œuvres complètes de Sade
2012 Commissaire de l’exposition Les Arcs-en-ciel du noir à la maison Victor-Hugo, à Paris
2015 Valérie Minetto réalise un documentaire à son sujet, L’Échappée, à la poursuite d’Annie Le Brun
2023 Parution de La Vitesse de l’ombre (Flammarion) et de L’Infini dans un contour (Bouquins)
À l’issue de cette rétrospective, qu’avez-vous découvert sur vous-même ?
Annie Le Brun : Je regarde ce parcours, dire avec indifférence serait mentir, mais avec une grande distance. Mais il me plaît d’y voir combien l’image y aura été déterminante. Et je suis reconnaissante à Mathias Sieffert, un jeune médiéviste qui connaît admirablement la poésie des XIIIe et XIVe siècles, d’avoir su mettre en évidence dans sa préface sans doute une des clés de cette aventure, qu’il définit comme une « démarche soustractive ».
Quelle est cette démarche soustractive ?
Quelle qu’ait été la diversité de mes intérêts, elle témoigne d’une cohérence instinctive. Comme si j’avais toujours fait en sorte de me libérer de ce que les instances sociales et politiques travaillaient à me fourrer dans la tête. Dans l’un de mes premiers textes lyriques, j’écris : « Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise. » Plus tard, j’ai découvert que ma fascination pour Sade tenait en partie au fait qu’il ne nous donne pas d’idées mais au contraire nous débarrasse de celles qui empêchent de respirer.
La poésie est-elle une « méthode » privilégiée pour progresser par soustraction ?
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