Que peut-on opposer à la violence ?
Numéro 177 - Mars 2024Une conflictualité croissante traverse la société. Peut-on échapper à cette atmosphère tendue ? Se soustraire à la violence, ou plutôt remplacer le conflit physique par la confrontation d’idées, c’était le projet initial de la philosophie. Mais que reste-t-il de cette ambition ?
Édito
Comment résister à ses propres accès de violence ?Il n’est évidemment pas possible de porter plainte contre soi-même et délicat de demander à un tiers de…
Signes des temps
2,25 milliards de dollarsC’est la somme que l’entreprise Bayer a été condamnée à verser le 26 janvier à un ex-paysagiste ayant développé un cancer. Celui-ci mettait en cause l’exposition au glyphosate, herbicide commercialisé par le géant…
Les rats aiment-ils se prendre en photo ? C’est ce que laisse penser l’expérience réalisée par Augustin Lignier (photo). L’artiste français a repris le…
“Avant de regarder les œuvres, je regarde les gens qui les font”Rachida Dati, le 28 janvier 2024 au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême“Une œuvre d’art a un auteur, et pourtant, quand elle est parfaite, elle a quelque chose…
« Trop, c’est combien ? » C’est à cette question que s’efforce de répondre la philosophe belgo-néerlandaise Ingrid Robeyns dans un ouvrage…
Le quotidien, c’est ce dont on ne parle pas. Ce qui constitue la toile de fond de nos existences passe en général inaperçu. C’est à cet arrière-plan invisible que s’intéresse un cycle de conférences organisé par la Bibliothèque nationale de France,…
« Juste parfait », « juste magnifique », « juste excellent » : vous avez sûrement remarqué cette tendance à accoler le mot « juste », utilisé comme un adverbe, devant un adjectif en général superlatif (on…
Choix de la rédaction
Et si ce qui se jouait actuellement dans le mouvement des agriculteurs, c’était la réactivation de l’ancienne querelle entre physiocrates et…
Alors qu’il est poursuivi par plusieurs tribunaux, Donald Trump est en train de s’imposer dans les primaires républicaines pour les prochaines…
Si la mission Peregrine, du nom de l’atterrisseur lunaire américain conçu par l’entreprise privée Astrobotic, a échoué à se poser sur notre…
En Allemagne, des millions de personnes se mobilisent contre l’extrême droite identitaire allemande et son projet de « remigration »,…
Rencontre
Cet auteur star de la science-fiction formé à la philosophie est aussi une voix engagée contre le dérèglement climatique. Dans son nouveau roman,…
Jeux de stratégie
En affirmant que le conflit israélo-palestinien est insoluble, on emploie un vieux cliché sur un Orient réputé trop tortueux face à la prétendue…
Nouvelles vagues
Le « réarmement démographique » promu par Emmanuel Macron a du plomb dans les flagelles. En cause, la forme et la qualité des…
Là est la question
LE DILEMME DE VIRGINIE« Je bataille avec mes enfants pour les exposer à de beaux films, à de belles peintures, à de belles musiques, à de la bonne…
Dialogue
L’un vient de publier Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, l’autre un essai sur le peintre Francis Bacon où il est beaucoup question…
24 heures avec…
Les progrès de l’intelligence artificielle font craindre aliénation et perte d’autonomie. Il est pourtant une profession dans laquelle d…
Vertiges
Une marque de cosmétiques a tout récemment annoncé la commercialisation d’une crème « quantique ». Un abus de langage qui démontre la…
Dossier
Que peut-on opposer à la violence ?
Publié leL’époque est à la résurgence de la violence. D’abord, la guerre est revenue aux portes de l’Europe, en Ukraine comme au Moyen-Orient. Ensuite, une conflictualité croissante traverse la société – que l’on prenne les affaires Depardieu ou Tesson, l’école ou l’écologie, les sujets de dispute en famille ou entre amis ne manquent pas. Peut-on échapper à cette atmosphère tendue ? Se soustraire à la violence, ou plutôt remplacer le conflit physique par la confrontation d’idées, c’était le projet initial de la philosophie, dans la Grèce antique, dès Platon. Mais que reste-t-il de cette ambition ?> Dans tous les espaces, publics comme privés, la violence se dissémine sans que nous ne sachions plus comment y faire face. Peut-être en se confrontant à l’abîme auquel elle nous expose. > Du côté des philosophes classiques, nous avons identifié trois manières de s’opposer à la violence, trois voies explorées tout au long de ce dossier : l’autodéfense, la justice et l’argumentation.> S’il est souvent question des violences conjugales et des féminicides à travers des statistiques, les quatre témoignages que nous avons recueillis montrent qu’il s’agit de véritables descentes aux enfers et qu’il est difficile de se soustraire à une relation d’emprise.> L’université de Picardie-Jules-Verne à Amiens et l’Académie de police ont mis en place un diplôme de sociologie à destination des gardiens de la paix : une manière de réfléchir à la question des violences policières et de trouver le moyen de retisser des liens entre les forces de l’ordre et la population. Reportage à la rencontre de ces fonctionnaires et de leurs formateurs.> Spécialiste de droit international, Serge Sur nous rappelle les fondamentaux du droit de la guerre et nous explique pourquoi sa mise en œuvre est incertaine sur le champ de bataille comme aux Nations unies.> Elsa Dorlin a publié Se défendre, Yves Michaud Changements dans la violence. Si ces deux philosophes ont en commun de ne pas avoir une vision idéalisée du monde, s’ils veulent penser la réalité des coups, ils imaginent néanmoins des réponses très différentes : elle propose d’engager le combat quand lui aspire à le faire cesser.
Des incivilités aux guerres hybrides en passant par les féminicides, la violence se dissémine sans que nous ne sachions plus comment y faire face…
Afin de répondre à la violence, les philosophes, de Socrate aux féministes contemporaines, ont déployé trois stratégies : l’autodéfense, le…
Quatre femmes racontent ici la spirale de violence dans laquelle elles se sont retrouvées piégées : d’où il ressort qu’il s’agit d’un…
Nombre de citoyens et de gardiens de la paix constatent que les rapports entre population et police sont devenus plus violents depuis quelques…
Que peut le droit face à la violence de la guerre ? Serge Sur, spécialiste de droit international, précise selon quelles règles un État peut…
Elsa Dorlin milite pour une culture de l’autodéfense capable de redonner un sens de la dignité, quand Yves Michaud entend préserver l’idée qu’on…
Grand entretien
Alors que paraît un volume récapitulatif de ses écrits, Annie Le Brun, poète et critique, familière de Sade, du romantisme noir et des…
Les clés d’un classique
Michel Foucault : passeur d’histoire(s)
Publié leMichel Foucault est mort il y a quarante ans, mais sa pensée est toujours des plus actuelles. Qu’il critique les rapports de domination, s’attaque à la prison, à la psychiatrie et à la sexualité, c’est en historien qu’il mène à bien ces entreprises radicales, tout en montrant comment la politique et la remise en question des normes de la vie quotidienne vont de pair.
Michel Foucault est mort il y a quarante ans, mais sa pensée est toujours des plus actuelles. Qu’il critique les rapports de domination, s’attaque…
Dans Surveiller et Punir, Foucault consacre de longues pages à un dispositif inventé au XVIIIe siècle par le philosophe utilitariste britannique Jeremy Bentham, le panoptique. Il en fait le modèle des mécanismes modernes de…
C’est un pan moins exploré de l’œuvre de Foucault et néanmoins central : sa pensée de la guerre. Alors que la conflictualité occupe à nouveau le champ médiatique, nous avons interrogé la jeune chercheuse italienne Valentina…
Michel Foucault est mort il y a quarante ans cette année. Nous avons demandé au philosophe Frédéric Gros de préfacer des extraits de Naissance de…
Livres
Et si le pianiste canadien Glenn Gould (1932-1982) avait mis le doigt sur un ressort de l’esprit du temps, lui qui n’eut de cesse de prendre ses distances avec l’époque ? C’est ce qu’on est enclin à penser en parcourant Non, je ne suis pas du…
La vérité est une question politique
Publié leÀ l’origine de cet essai de Gloria Origgi, un constat inquiet sur notre situation intellectuelle : « Nous vivons à l’ère de la post-vérité, et pourtant il ne nous a jamais semblé plus important d’avoir accès à la vérité pour comprendre ce qui se passe vraiment dans le monde. » Face à la guerre en Ukraine – initiée au nom de l’idée que ce pays, prétendument aux mains de nazis, ne fait qu’un avec la Russie – comme face à la crise du Covid, dont l’origine autant que les remèdes ont été l’objet de très vifs conflits entre experts, la question de la vérité, historique ou scientifique, est en effet centrale. Sans même évoquer les mensonges de Trump ou les ravages du climatoscepticisme. Or cette fameuse vérité que les acteurs agitent tel un chiffon rouge et que le citoyen est en droit de viser pour penser et décider de manière éclairée, nous n’y croyons plus vraiment, philosophiquement.Depuis Nietzsche affirmant qu’« il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations » jusqu’aux remises en cause de la neutralité supposée de la science, engagée dans des luttes politiques entre chercheurs et influencée par les intérêts des États ou du Grand Capital, la vérité semble avoir pâli, telle une antiquité métaphysique. De son côté, notre culture politique démocratique, fondée sur la liberté d’expression et la remise en question permanente, s’est accoutumée à une forme de relativisme et de scepticisme antinomique avec l’idée – par trop dogmatique ? – de vérité. Et pourtant, « une démocratie peut-elle survivre sans institutions qui protègent la vérité ? » demande avec force Gloria Origgi. Afin de remédier à cette situation en forme d’impasse, cette spécialiste d’épistémologie et des réseaux sociaux, connue pour ses travaux sur la réputation, soutient que nous avons besoin de faire de la vérité un concept politique, à l’égal de la justice ou de la liberté. Dans Vérité et Politique, un essai de 1967 qui fait depuis autorité, Hannah Arendt écrit que la vérité n’est justement pas politique. Même si la politique a besoin de pouvoir s’appuyer sur des vérités de fait du type « Hitler a envahi la Belgique » ou « Poutine a envahi l’Ukraine », sa matière première est constituée, pour Arendt, d’opinions plurielles et divergentes, sources du débat. Et c’est lorsqu’on confond les deux ordres – en considérant, par exemple, que l’existence des chambres à gaz est une question d’opinion – qu’on détruit l’une et l’autre, la vérité et la politique. Pour Origgi, cette solution n’est désormais plus tenable. Dans les démocraties contemporaines, le rôle du savoir et de l’expertise a pris une place tellement importante – pensons au Covid ou à la crise climatique – qu’il n’est plus possible de faire comme si les vérités au nom desquelles les décisions sont prises étaient soustraites au jeu de forces et à la délibération politique.Qui écouter ? Qui sont les experts légitimes ? Et avons-nous les compétences pour décider ? « Si la politique a besoin de la science pour prendre les bonnes décisions, précise Origgi, la science a besoin de la politique pour se construire selon les normes de transparence, sincérité, justice, universalisme et objectivité. » Au terme d’un parcours croisé passionnant sur la science comme système de scepticisme organisé entre pairs et sur la démocratie comme système d’égalitarisme cognitif entre citoyens, Origgi égratigne au passage la désinvolture de certains philosophes contemporains. Notamment les « nouveaux réalistes » qui prétendent qu’il suffit de vouloir la vérité pour la retrouver. Et elle propose une série d’outils intellectuels et institutionnels qui doivent permettre aux démocraties de mettre en place des « heuristiques » pour trier le flux d’informations et d’expertise qui se disputent le suffrage des citoyens. Au final, conclut-elle, c’est en admettant que nous avons besoin de faire confiance à d’autres, qui en savent plus, que nous penserons mieux. Tel est le prix, politique, de la vérité.
Quel est le point commun entre un écrivain psychiatre qui soigne les troubles du cerveau à l’hôpital Sainte-Anne, un philosophe qui se confronte à…
Vivre sans
Publié leSans sucre, sans lactose, sans huile de palme, sans colorant, sans phosphate, sans sulfite, sans parabènes… Et puis quoi encore ? À croire que le « sans » est désormais la norme de toute consommation, s’étonne Mazarine M. Pingeot : « Par un tour de passe-passe extraordinaire, on a su transformer l’absence en valeur, le manque en objet de convoitise, et des mots parfois inconnus jusqu’alors (gluten, lactose et autres “allergènes”) […] en repoussoirs. » Nouvel argument marketing qui additionne les soustractions pour mieux vendre ses produits ? Oui, mais pas seulement, estime la romancière et philosophe qui, après La Dictature de la transparence (Robert Laffont, 2016), poursuit son analyse de notre société contemporaine. Car, « dans la promotion du “sans”, il y a une tentative de donner un sens », explique-t-elle : à la fois meilleur pour la santé et pour la planète, le « sans » représente une consommation vertueuse, qui, à défaut d’apporter du plaisir, permet de s’acheter une bonne conscience propre, nette et sans bavure, c’est-à-dire sans culpabilité. Tout irait pour le mieux si, précisément, ce « sans » ne cachait et ne consacrait pas une modernité satisfaite de sa toute-puissance prométhéenne qui a réussi le tour de force d’adapter l’économie de marché à la menace écologique. Et pourtant, Pingeot ose le paradoxe : aujourd’hui, « le manque manque », comme si l’humanité ne supportait plus sa propre finitude et se refusait à assumer des défaillances qui pourtant la constituent. « L’être est-il un plein, comme l’est par exemple le monde virtuel d’où toute la souffrance est bannie, où la mort n’a pas lieu, où le négatif est toujours converti en positif ? » Belle occasion de revisiter l’histoire de la philosophie qui fait s’entrecroiser le manque et le plein, le désir d’être et le désir d’avoir, l’hubris ou la pléonexie – autrement dit, ce désir d’avoir plus que sa part. Et de nous inviter à nous demander dans quelle mesure nous avons besoin de manquer pour exister – ce qui est un comble.
Il ne faut rien dire
Publié leNormalement, on aime sa mère. Mais les histoires normales ne sont pas intéressantes. Ici surgit Marielle Hubert, au chevet de sa génitrice atteinte d’un cancer généralisé, et qui ne veut pas mourir. Alors la fille joue son va-tout : remontant le fil du passé qui ne passe pas, elle mène l’enquête pour sonder son envie scandaleuse que le cancer gagne, percer à jour l’origine du désamour. Ses outils seront la lucidité extrême – « J’ai arrêté d’aimer Sylvette quand j’ai compris que mon amour pour elle était immédiatement redistribué à toute une cohorte de fantômes qui ne la quittait jamais. » – et l’épigénétique, soit la façon dont les plaies de nos ancêtres éraflent l’hérédité. À cette nuance près que chez Hubert, comme chez Lacan, les cicatrices seront à chercher du côté des mots, non de l’ADN. Les pages les plus vertigineuses de ce roman-cri anticipent de deux générations l’origine de l’être : « Je suis un projet que personne n’a encore fait dans un des ovaires de Sylvette qui se trouve dans le ventre de Simone. Nous sommes gigognes. »Qu’est-il tombé, dans le trou béant du passé ? En bonne dramaturge, sinon en bonne victime, la narratrice fait durer le mystère, frôlant le cratère, se concentrant sur les symptômes de l’innommable. Arc-boutée pour cela sur cette vérité chère à Marceline Loridan-Ivens, selon laquelle on garde toute sa vie l’âge de son trauma. Celui de Sylvette advint à 5 ans, en 1950. Sa fille Marielle sera donc élevée par une mère-fille de 5 ans, accrochée à elle comme un ogre mangeur d’enfants. Et le cancer annoncé de réveiller cet enfant-douleur, aussi excusable qu’haïssable. Les mots de Hubert brûlent : « Les survivants sont des monstres : la douleur chez eux est convertie en métal vivant. » Ou encore : « Personne ne survit impunément. Les victimes ne peuvent pas s’empêcher de s’essuyer sur les autres. » Le pire crime de la mère, cependant, sera moins sa blessure que l’énergie qu’elle aura consacrée à la nier, persistant dans « une vie de fable » digne des Mensonges d’un père à son fils fredonnés par Reggiani. Jusqu’à rendre sa fille folle – mais folle de vérité. C’est-à-dire : écrivaine. Lorsqu’à l’article de la mort, Sylvette pavane : « À part le cancer, je suis en bonne santé », et répète : « Il ne faut rien dire », Marielle pense : « Il faut tout dire. » Et fait ce livre sidérant.
Moi aussi je pense donc je suis
Publié leLes femmes philosophes sont-elles une bande de pipelettes ? Savent-elles lire et se concentrer sans se dissiper ? Dans cet essai foisonnant et incarné, Élodie Pinel permet de saisir l’étendue de ces soupçons absurdes et offensants, qui ont toujours pesé sur les philosophes féminines. Tout commence, pour l’autrice, sur les bancs de l’Université. Dans les années 2000, elle y découvre un univers très masculin – pour ne pas dire un « boy’s club » –, qui l’accuse, par exemple, de faire une « leçon de bonne femme » lors d’un oral d’entraînement à l’agrégation. Face à cette condescendance, elle montre comment les femmes philosophes ont pris l’habitude de se faire discrètes, choisissant d’écrire avec simplicité pour ne pas être accusées de faire des fioritures. À l’Université, elles se dirigent plus souvent vers l’histoire de la philosophie que vers la métaphysique, plus élitiste et plus valorisée. Élodie Pinel remonte le fil de cette autocensure, fondée sur un puissant terreau de mépris et de misogynie. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les philosophes ne sont pas exempts du sexisme le plus crasse, comme en témoignent les exergues des chapitres de cet essai, telle cette citation de Nietzsche : « Tu vas voir les femmes ? N’oublie pas ton fouet ! » Elles sont donc des dizaines, de Diotime, « maîtresse à penser de Socrate », à l’écoféministe Françoise d’Eaubonne, en passant par la philosophe mystique médiévale Marguerite Porete, à n’avoir pu percer le plafond de verre des « classiques » qu’il est de bon ton de citer dans les dissertations. Philosophant envers et contre tout, parfois au péril de leur vie – Marguerite Porete a ainsi été brûlée vive –, elles ont pourtant produit des pensées amples et audacieuses dans tous les domaines, et pas uniquement dans le courant « genre et féminisme » auquel on les cantonne souvent. Pour preuve : Élodie Pinel a décroché l’agrégation en citant autant de philosophes femmes que d’hommes, ce qui est bon signe. Y compris dans les sphères d’excellence, on commence – enfin – à se rendre compte que les femmes pensent !
Oser pleurer
Publié leEn 2005, les éléphants du Sri Lanka ont versé des larmes avant que les vagues du grand tsunami n’atteignent les côtes. Cette réaction de pachydermes « hypersensibles » aux bruits avant-coureurs de cette catastrophe inaudibles à l’homme les a sauvés. De cet épisode, Guillaume Le Blanc tire une conviction : les pleurs ne sont jamais un « simple ressassement », ils ne se réduisent jamais à la « déploration » inconsolable d’une perte ; au contraire, les pleurs font « signe vers l’avenir ». Ils portent la promesse d’un futur au-delà du cataclysme qui les cause, ils supplient « que le mal qui les engendre n’ait plus lieu d’être ». « Impossible demande de justice », les larmes « implorent » pour qu’advienne un autre monde. Il faut alors se garder de les réduire à une expérience intime. Les pleurs, sans doute, nous mettent à nu. Ils dévoilent, malgré nous, notre sensibilité, notre vulnérabilité, notre impuissance. Mais ils sont toujours, en même temps, politiques. Pleurs « solitaires » et pleurs « solidaires » s’entremêlent. Autrui est d’une manière ou d’une autre toujours présent dans les larmes, que nous pleurions sa disparition ou que nous pleurions avec lui, en empathie avec sa souffrance. Il existe, observe Le Blanc, une « contagion des larmes » où s’exprime tout ce que l’affect le plus personnel recèle de collectif. « Pleurer est plus vaste que soi. […] Les pleurs nous retiennent dans l’humanité. » Enrayant la grande comédie sociale des représentations, qui individualise et isole, les larmes ouvrent quelque chose d’une communion sensible où se concrétise l’espoir que les choses changent. On ressort ému de cette traversée profonde de la vallée des larmes, arpentée par Le Blanc dans un style vibrant et personnel.
Pour une pensée sans frontières entre Orient et Occident
Publié le« Instaurer un dialogue » entre l’Orient et l’Occident : telle est l’ambition affichée de ce recueil de textes. Encore faut-il, pour y parvenir, déboulonner la pensée occidentale de sa position de surplomb, contester la centralité qu’elle revendique – la « provincialiser », pour reprendre une expression de l’historien indien postcolonial Dipesh Chakrabarty que Dastur mobilise. « Les idées européennes universelles sont aussi issues de traditions historiques particulières. » C’est ce lien occulté qu’il s’agit de restaurer afin de remettre la raison à sa place. La pensée postcoloniale rejoint ici les intuitions d’un penseur majeur de la tradition occidentale, dont Dastur est une spécialiste : Martin Heidegger et son « affirmation de la diversité des manières d’être au monde » irréductibles les unes aux autres. Dastur souligne d’ailleurs l’influence réciproque de la réflexion heideggerienne sur bon nombre de penseurs non occidentaux, à commencer par le philosophe indien Jarava Lal Mehta. Le « dialogue interculturel » se poursuit dans cet horizon, de thématique en thématique – l’histoire, l’humain, le divin… Les références d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, se mêlent en un tissage étroit. Un cheminement que Dastur place dans les pas de Simone Weil, dont on découvre l’intérêt pour la tradition indienne. Alors que la Seconde Guerre mondiale éclate, Weil trouve dans la Bhagavad-Gîtâ un écho brûlant à ses propres questionnements sur l’engagement militaire. C’est au cœur même de la chair et de la vie que se noue le dialogue. D’Occident en Orient, les pérégrinations de la pensée sont toujours incarnées.
Le Ciel ouvert
Publié leJe fais partie de ceux qui suivent avec assiduité les publications de Nicolas Mathieu sur Instagram et me suis réjoui en apprenant qu’il en faisait paraître un recueil. Les formes poétiques se sont souvent renouvelées par leurs marges, par l’apparition de supports jugés prosaïques. Mais une surprise m’attendait dans l’avant-propos de Nicolas Mathieu, qui révèle un arrière-plan de son activité d’auteur en ligne dont je ne m’étais pas douté : ces messages qu’il postait afin de récolter des « Like » étaient en réalité, pour une large part, une correspondance publique, donc « à ciel ouvert », avec une femme mariée, qu’il a aimée durant des années. Ne pouvant officialiser leur liaison, il a utilisé ce stratagème pour attirer son attention et la faire exister dans sa vie. On retrouve dans ces pages le génie de Mathieu pour les descriptions sensuelles. Mais le fond de son entreprise fait réfléchir plus longuement. « Il suffit que les amants soient regardés ensemble par un tiers, écrit dans L’Être et le Néant Jean-Paul Sartre, pour que chacun éprouve l’objectivation, non seulement de soi-même, mais de l’autre. Du même coup l’autre n’est plus pour moi la transcendance absolue qui me fonde dans mon être, mais il est transcendance-transcendée… » Rendre publique sa lettre d’amour, c’est une manière étonnante de dépasser le sentiment brûlant qui l’inspire, de sortir du huis clos des amants, c’est donc dans le même mouvement aimer et s’affranchir de son amour. Comment mieux calmer un désir impossible qu’en l’objectivant ? Voilà une lecture qu’on recommande à tous – sauf peut-être au mari !
La Religion à l’épreuve de l’écologie. Suivi de Exégèse et Ontologie
Publié leL’écologie est-elle une nouvelle religion ? La question aurait pu être adressée à Bruno Latour, figure tutélaire de la pensée écologique disparue en 2022. Défenseur de l’« hypothèse Gaïa » dans la dernière partie de son œuvre, le philosophe a aussi témoigné de son vif intérêt pour Laudato si’, l’encyclique « verte » du pape François – étrange mélange de références païennes et de transcendance chrétienne. Les entretiens réunis dans ce volume apporteront de précieux éclairages sur ce sujet. Latour rejette sans ambages les interprétations mystiques de cette « hypothèse Gaïa » : « Sur Terre, il y a des vivants et ces vivants sont emmêlés et font des tas de choses bizarres, positives et négatives, et c’est ça Gaïa. Ce n’est pas la peine de vouloir faire beaucoup plus. » Pas de divinisation, donc. En revanche, l’immixtion des non-humains dans notre vision du monde fait bouger les lignes de notre « cosmologie » et ouvre, ce faisant, un espace où le discours religieux peut trouver à se réinventer – ce dont témoigne le tournant écologique de l’Église catholique. « Se révèle peu à peu à quel point on ne vit pas dans le monde matériel imaginé […] par la première “révolution scientifique”. » Le grand partage nature-culture a conféré à l’objectivité scientifique le monopole en matière de discours sur une nature inerte et appauvrie, condamnant ainsi la religion à disserter sur des abstractions « surnaturelles ». Mais la crise écologique change la donne. « Plus personne aujourd’hui ne peut dire que les questions de vie, de vivant, d’habitabilité du monde sont de simples questions “immanentes”, à l’écart des vraies questions “spirituelles”. » Latour ne promeut évidemment pas le remplacement de la science par la religion. Mais il s’enthousiasme de la possibilité retrouvée de parler des choses d’une pluralité de manières dont aucune n’épuise le sens. Les « modes d’existence » – scientifique, juridique, politique, technique, religieux… - ne s’opposent pas. Ils sont travaillés, certes, par la tentation de l’« hégémonie », mais leur « cohabitation » est, croit Latour, possible et même nécessaire. Le réel est tissé d’une multiplicité d’objets produits – et souvent coproduit – par une pluralité de procédures irréductibles. « Chaque mode invente […] une nouvelle manière d’extraire ou de capter dans l’altérité quelque chose d’autre. » Chacun fait au réel quelque chose que les autres ne font pas. C’est seulement dans leurs contrastes que ces modes peuvent faire entendre leur voix propre. Laudato si’, estime Latour, a saisi cette « immense occasion ».
Les arts
Dans cette pièce aux allures de saga haletante, l’auteur et metteur en scène David Geselson explore la façon dont la quête du passé de l'humanité…
Le nouveau film d’Olivier Py retrace la dernière nuit du plus célèbre – et du plus méconnu – des auteurs de théâtre français, en jouant sur l…
À l'occasion des travaux du Grand Paris Express, la Cité de l'architecture consacre une exposition au réseau souterrain de la capitale. De son…
Comme des grands
Questionnaire de Socrate
Pour les uns, il est un réalisateur de génie (La Montagne sacrée, 1973, La Danza de la realidad, 2013). Pour d’autres, il est le scénariste de…