Attrape ton désir si tu peux!

Jean-Pierre Winter, propos recueillis par Philippe Nassif publié le 6 min

La psychanalyse nous enjoint de ne pas céder sur notre désir... à ceci près qu’il serait inconscient. Tel est le paradoxe de l’homme moderne mis au jour par Freud et explicité ici par le psychanalyste et écrivain Jean-Pierre Winter.

Avec la révolution psychanalytique s’est imposée l’idée que nous avons un désir « profond » qu’il nous appartient en quelque sorte de déterrer. Est-ce ainsi que Freud interprétait sa découverte ?

Jean-Pierre Winter : Pas exactement. Déjà, il convient de préciser que l’idée d’un désir auquel nous n’aurions pas accès d’emblée ne vient pas de lui. Elle est formulée par Spinoza, dont Freud écrit qu’il a fait « le lit de la psychanalyse ». En effet, pour Spinoza, si le désir est l’effort pour persévérer dans son être, c’est qu’il n’est pas immédiatement accessible. Et, par conséquent, une filiation sur la question du désir relie aussi bien Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche que Freud et Lacan, avec chaque fois un approfondissement. Pour le dire vite, on part de Spinoza énonçant que « le désir est l’essence de l’homme » et on arrive à Freud pour qui le désir est désir sexuel. Quant à Lacan, il ajoute : le désir sexuel est l’essence de l’homme en tant que ce désir est pervers. S’il est une idée qui traverse tous ces auteurs, ce n’est pas celle d’une « profondeur » du désir mais plutôt celle de son « insistance ». Ainsi, dans le concret de l’expérience analytique, on constate une répétition têtue du désir, en tant qu’il n’est pas nommable. On peut le cerner, disserter à son sujet, mais on ne peut pas dire : mon désir, c’est ceci ou cela.

 

Nous ne savons donc rien de notre désir. Pourtant, il n’hésite pas à se manifester…

… dans un acte manqué, un lapsus, un rêve. Autant d’« accidents » qui nous font comprendre que nous ne sommes jamais là où nous croyons être. Nos actes, nos paroles, nos pensées sont accompagnés de doubles inconscients. Mais le scandale réside dans le renversement par Spinoza de l’éthique traditionnelle. Selon les Grecs, ce qui est désirable, c’est le Bien, le Beau, le Vrai : un honnête homme sait ce qu’il veut ! Et même si vous êtes un malhonnête homme, vous savez que vous aspirez à la vulgarité plutôt qu’à la beauté, au mensonge plutôt qu’à la vérité. Avec Spinoza, ça se retourne : ce n’est pas parce qu’une chose est bien, belle ou vraie qu’elle est désirable, mais c’est parce que vous la désirez qu’elle devient belle ou bonne. Ce qui a pour effet de dissoudre quelque chose du lien social. Mon voisin, mon frère, mon ennemi peuvent opposer à mon désir de paix que c’est au contraire la guerre qui est désirable. Et avec Freud, cela se complique encore dans la mesure où j’ignore quel est l’objet de mon désir. J’ai donc déjà du mal à faire société avec moi-même. En effet, je ne sais pas ce que je veux avant de l’avoir approché ou, comme cela se passe le plus souvent, avant de rater ce que ciblait mon désir. Et au fond, découvre Freud, l’objet du désir est indifférent, car ce qui est primordial, c’est la pulsion désirante.

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