Biographie

Emil Cioran. L’esthète du néant

Aurélien Peigné publié le 9 min

« Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie. » Sentence pour le moins expéditive. Et voici bien, justement, l’un de ces jugements définitifs et péremptoires que Cioran savait lancer à la face du monde. Impitoyables et tranchantes, ses saillies mêlent à un véritable cynisme de combat les marques d’un pessimisme forcené et celles d’un scepticisme souvent épique. Malgré la perspective de trouver un jour des biographes, Cioran ne renonça pas « à avoir une vie ». Bien au contraire. La sienne, lieu d’une radicale métamorphose, le mena des regrettables égarements politiques du nationalisme roumain à la spectaculaire reconversion en moraliste à la française.

Emil Cioran naît le 8 avril 1911 à R˘a¸sinari, petit village roumain perdu dans l’ouest des Carpates. Son père est prêtre orthodoxe ; sa mère, une respectable et mélancolique épouse. Entouré de sa sœur et de son frère, il connaît « une enfance extraordinairement heureuse ». Mais, dès 1921, il doit partir pour le lycée de Sibiu, la ville la plus proche. Ce déracinement semble être à l’origine des premiers traumatismes du jeune garçon. De longues veillées durant, il arpente la ville et, comme pour s’éveiller à la fébrilité, dévore les romantiques, Kleist, Nerval et Shelley. À 17 ans, Cioran commence des études de philosophie à l’université de Bucarest, où il découvre la pensée allemande. C’est à cette époque que sa mère lui fait l’aveu suivant : si elle avait su, elle eût sans doute mieux aimé avorter. Loin d’en être traumatisé, Cioran se trouve soulagé – rien ne justifie plus qu’il prenne encore sa vie au sérieux. Tourmenté par la fatigue et par les insomnies, il n’en est pas moins actif. Boulimique de lecture, il collabore à plusieurs revues, met en chantier son premier ouvrage et termine ses études à Bucarest.

 

Aveuglements nationalistes

À la faveur d’une bourse d’études, il intègre l’université de Berlin en 1933. En Allemagne, Hitler a été nommé chancelier en janvier, et le parti national-socialiste a remporté les élections législatives de mars. Le IIIe Reich est proclamé. Ayant jusqu’alors refusé tout engagement politique, Cioran assiste avec enthousiasme aux grandes messes nazies. Il s’enflamme dans les colonnes de Vremea, une revue roumaine : « Aucun homme politique dans le monde actuel ne m’inspire autant de sympathie et d’admiration que Hitler. » La vague brune qui déferle sur l’Allemagne donne corps aux envies de démesure du jeune étudiant frustré par l’insignifiance de son pays natal. La Roumanie n’est d’ailleurs pas épargnée par les convulsions de l’Histoire : en décembre, la Garde de Fer, un petit mouvement fasciste, antisémite et antibolchévique fait assassiner le Premier ministre, Ion Duca, sous l’élan d’un chef charismatique, Corneliu Codreanu.

Revenu en Roumanie pour accomplir ses obligations militaires, Cioran voit paraître en 1934 son premier livre, Sur les cimes du désespoir : « C’est un livre mal écrit, sans aucun style, un livre fou, il contient cependant toute ma pensée. » Insignifiance de la vie, médiocrité humaine, malédiction de l’intelligence… l’ouvrage exprime de fait toutes les intuitions nihilistes et antihumanistes qui marqueront l’œuvre de Cioran. Mais il porte aussi l’emphase des emportements à venir : « Je voudrais […] m’accomplir dans l’anéantissement, m’élever, dans un élan démentiel, au-delà des confins. » Le livre est remarqué ; son auteur devient une figure centrale de la scène littéraire et intellectuelle roumaine. Publié deux ans plus tard, Le Livre des leurres confirme son aspiration à l’extase et à la démesure. Toujours en 1936, il devient professeur de philosophie au Lycée de Bra¸sov. Surnommé « le dément » par ses élèves, Cioran, alors absorbé par la lecture de Shakespeare, exècre l’enseignement. Cette période est aussi pour lui celle des tensions existentielles les plus exacerbées. En proie à des crises mystiques, alternant poses exténuées et fulgurances extatiques, le penseur a besoin d’ivresse pour étancher sa soif de lyrisme et d’absolu. Il est irrésistiblement attiré par ce nationalisme qui a, selon lui, redonné sa grandeur à l’Allemagne : tout comme son ami Mircea Eliade, historien des religions et spécialiste des mythes, il se rapproche de la Garde de Fer, en partage un temps la ferveur – adhérant davantage, dira-t-il plus tard, à la capacité du mouvement à sublimer le destin roumain qu’à son programme politique concret.

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