Hors-série "Foucault. Le courage d’être soi"

Frédéric Gros : pour Foucault, "sans 'parrêsia', toute démocratie sombre dans la démagogie"

Frédéric Gros, propos recueillis par Sven Ortoli publié le 8 min

Le philosophe Frédéric Gros revient sur la notion de parrêsia qui occupa la réflexion de Foucault dans ses dernières années : il s’agit, contre la doxa et la propagande, de dire la vérité, au risque de s’y blesser. Avec un courage qui fait du philosophe un lanceur d’alerte professionnel.

 

Dans les dernières années de la vie de Foucault, la question de la vérité ne devient-elle pas centrale ?

Frédéric Gros  Entre 1980 et 1984, Foucault s’attache en effet à écrire une histoire des grandes formes culturelles par lesquelles un sujet se trouve lié à la vérité. De l’étude de la pénitence chrétienne à la parrêsia grecque, de celle de la conversion platonicienne à l’ascétique stoïcienne, il ne cesse d’examiner les techniques, les procédures depuis lesquelles un sujet se construit, se donne forme à travers la verbalisation, la production, ou même la simple quête d’une vérité. C’est au point même où il se dit que, quand il entreprenait autrefois la généalogie de la figure du fou et du criminel (Histoire de la folie, Surveiller et punir), c’était ce même projet qui l’animait.

 

Le mot-clé à ses yeux est parrêsia. Étymologiquement, c’est le fait de tout dire ; que recouvre ce « tout » ?

Le tout dire, explique Foucault, c’est « l’ouverture qui fait qu’on dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce qu’on a envie de dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile, parce que c’est vrai ». Or cette parrêsia peut prendre deux significations irréductibles, mais décisives : dans un premier sens, le tout dire suppose de franchir les barrières de la honte, de la pudeur ou de la peur afin de dévoiler quelque chose soit d’intime (par exemple un aveu fautif), soit de politiquement risqué (par exemple la dénonciation d’une situation intolérable que le pouvoir tente de recouvrir). Dans un deuxième sens, tout dire signifie dire tout et n’importe quoi, dire ce qui vient à l’esprit, sans retenue, sans autocensure, et cela s’apparente à une forme de bavardage inutile. C’est la défense de la légitimité de ce « tout dire »-là qui pour Platon définit la mauvaise démocratie. Foucault n’ignore pas non plus la parrêsia chrétienne qui instaure, au cœur de notre culture, une injonction capitale : celle de tout dire, mais tout dire de l’intimité secrète de nos pensées, du contenu de nos désirs, à un autre, un directeur de conscience. Mais il s’attache surtout à la toute première forme, celle qui suppose que le sujet prend un risque en énonçant publiquement une vérité qui dérange, qui déplaît. C’est cette manifestation d’un « courage de la vérité » qui l’intéresse, ce franc-parler par exemple dont, dans le récit qu’en donne Plutarque, use Platon face au tyran Denys à la cour de Syracuse, ce qui lui vaut d’ailleurs d’être réduit à l’esclavage.

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