Jean-François Braunstein-Alex Mahoudeau : oui, on peut encore tout dire !

Jean-François Braunstein : Ce que je reproche principalement aux adeptes du wokisme est d’enfermer les individus dans leur identité. Ils assignent chacun à une appartenance communautaire définitive – noire, blanche, jaune. Or chacun construit son identité, et celle-ci est multiple. Je suis un mâle blanc cisgenre, mais je suis aussi toutes sortes d’autres choses à la fois et ne me laisserai pas imposer quelque identité que ce soit. Le penseur noir américain John McWhorter, auteur de Woke Racism [2021, non traduit], considère ainsi que de nombreux Noirs ne veulent pas être considérés seulement comme des Noirs, comme des victimes de discrimination.

Alex Mahoudeau : Il faudrait plutôt se poser la question de la manière dont les gens font l’expérience concrète des identités. Les Noirs, par exemple, s’y confrontent avec des enseignants, des élèves, les médias, la police, un propriétaire raciste… Comme dit Jean-Paul Sartre, c’est l’antisémitisme qui fait le Juif. Si on vous demande, à vous ou à moi, « d’où venez-vous ? », c’est une question anodine. Mais si on vous la pose cinquante fois par jour, précisément parce que votre couleur de peau est différente, vous allez y percevoir autre chose. Ce sont ces réalités qui, depuis peu de temps, sont prises en compte par la recherche. Critiquer la contre-assignation dont feraient l’objet les « blancs hétérosexuels occidentaux de plus de 50 ans » ignore le fait que leur situation était considérée comme la norme, qu’il était même inutile de qualifier. Cela me rappelle cette phrase de Coluche qui parle d’un « type normal, vous savez, blanc ». Que nous sortions de cette époque provoque un réflexe de victimisation chez certains, pourtant critiques du « tout victimaire ». Dans Un coupable presque parfait [Grasset, 2020], Pascal Bruckner prétend que l’homme blanc se retrouve désormais tout en bas de la hiérarchie sociale. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas prouvé empiriquement…

“Les classes, les races, les genres sont faits pour qu’on s’en émancipe”
Jean-François Braunstein

J.-F. B. : Il y a certes des choses que l’on voit mieux lorsqu’on les vit de l’intérieur. Mais l’idée, présente chez certains théoriciens wokes, selon laquelle on connaît mieux en général quand on fait partie des dominés, et que le savoir dominé doit remplacer le savoir standard, est inacceptable. On se contente de ce savoir et on s’y enferme. Avec l’assignation wokiste à la race, au sexe, au genre, on perd à la fois l’individu et l’universel. Les classes, les races, les genres sont faits pour qu’on s’en émancipe.