L’Argentine aux sentiers qui bifurquent

« Encore un ! Après Trump, Bolsonaro, BoJo ou Rodrigo Duterte aux Philippines, voici le dernier-né des dirigeants bouffons, aussi excentriques qu’inquiétants. Javier Milei vient de triompher en Argentine en ralliant 55,7% des suffrages. Que s’est-il donc passé au pays des fictions de Borges ?

Pourquoi Milei a-t-il gagné ? Si l’on se situe sur le plan de la réalité, cette victoire est à la mesure du désarroi des Argentins. Plus de vingt ans après la faillite du pays, la situation sociale et économique est terrible, surtout pour un État qui faisait partie des dix premières puissances mondiales dans l’entre-deux-guerres, qui dispose de ressources naturelles exceptionnelles… et se situe désormais à la 23^e place. Avec 143% d’inflation sur un an, 40% de pauvres, un PIB reculant de 3,3% chaque année, les Argentins souffrent depuis longtemps. Gouvernés en alternance par des péronistes sociaux et des libéraux modérés, ils n’avaient plus aucune perspective encourageante. Allaient-ils, après avoir éjecté au premier tour la candidate de centre-droit, reconduire au pouvoir Sergio Massa, ministre de l’Économie, comptable de la situation, avec la perspective de poursuivre une lente dégringolade ? Ou voter pour un candidat à la fois libertarien et ultra-droitier, avec 95% de chances qu’il ne puisse pas gouverner (il ne dispose ni d’un parti structuré ni de la majorité à l’Assemblée) ou qu’il fasse n’importe quoi ? Car Milei veut supprimer la Banque centrale, les ministères de l’Éducation, du Travail, des Transports, des Femmes ou de la Santé, dollariser l’économie, limiter le droit à l’avortement, autoriser la circulation des armes et même la vente d’organes… L’alternative consistait à rester à grelotter au bord d’un précipice ou à sauter dans le vide. C’est ce que j’appelle le dilemme du désespéré. Et les Argentins ont sauté.

C’est la folie de Milei qui a fait son succès, tant est forte la pulsion de transgression qui travaille la société argentine. “El loco”, le dingue, nouveau-venu en politique, s’est donné une image de punk anarchiste. Il a insulté le pape, son compatriote, a multiplié les provocations et les performances délirantes. Il a proposé (symboliquement) aux électeurs, notamment aux jeunes, de se suicider en rebelles plutôt que de continuer à vivoter en esclaves. Ça a marché. En me réveillant ce matin et en regardant les résultats, des mots sont montés à mon esprit : du trop de réalité. C’est le titre d’un essai de l’écrivaine surréaliste Annie Le Brun. Ce livre ne parle pas de l’Argentine, ni du désespoir face à une situation sociale déprimante. Mais j’y ai trouvé des formules que l’on peut appliquer à cette élection. Constatant que “le rêve a […] purement et simplement disparu de notre horizon”, elle cite Victor Hugo : “‘Ce palais de l’impossible, les hommes voudront toujours l’habiter’, pour l’imprescriptible raison que ‘nous vivons de questions faites au monde imaginaire’.” C’est ce qu’ont fait les Argentins, non ?

Non, pas vraiment, en fait. Milei n’a rien d’un poète maudit. Son insoumission est un effet de communication et de manipulation politique. Annie Le Brun suggère d’ailleurs que l’“effacement systématique de toute trace de négativité” autorise et cultive “un impressionnant échantillonnage de déviances, révoltes, rébellions et perversions en tout genre”. La subversion a habilement été utilisée par Milei en tant qu’outil électoral. Il a, comme son adversaire malheureux, investi le champ du virtuel, où “la surabondance, l’accumulation, la saturation d’informations gavent d’événements dans un carambolage d’excès de temps et d’excès d’espace”, écrit encore Le Brun. Les hommes politiques savent parfaitement manier les réseaux sociaux. Mais, comme l’explique un article du New York Times, la campagne électorale argentine a été la première à utiliser l’intelligence artificielle. Des photos et des vidéos générées par celle-ci ont montré les candidats en Indiana Jones, en Mao Tsé-toung, en personnages d’Orange mécanique ou de Las Vegas Parano (tous les liens sont dans l’article). La distinction entre le réel et l’imaginaire s’est estompée. Ainsi l’élection de Milei représente-t-elle moins un accès de colère contre le trop de réalité que la dilution de celle-ci dans un univers pop débridé où plus rien n’a de solidité. L’image a tout dévoré.

Dans l’une de ses Fictions, “Les ruines circulaires”, Jorge Luis Borges raconte l’histoire d’un individu au dessein “pas impossible, bien que surnaturel. Il voulait rêver un homme : il voulait le rêver avec une intégrité minutieuse et l’imposer à la réalité”. Après maintes épreuves, il parvient à constituer cette créature virtuelle. Mais à la fin, le rêveur se rend compte qu’il est, lui aussi, le produit d’un rêveur. Entre un peuple qui a fantasmé un sauveur et un idéologue qui imagine une Argentine hallucinatoire, on se demande aussi qui rêve qui. Mais, ajoute Borges au cours de son récit, “la catastrophe survint” : “il comprit qu’il n’avait pas rêvé”. Ce moment, en Argentine, reviendra certainement – dans l’esprit de Milei ou dans celui de ses électeurs. Alors, il faudra faire face à la réalité. »

➤ Recevez la newsletter quotidienne et gratuite de Philosophie magazine dans votre boîte mail. Et pour profiter de tous nos articles, choisissez l’offre d’abonnement payante qui vous convient le mieux.