Le complexe “existential” du cadet

« Et si notre ordre d’arrivée dans l’existence – en premier, en second ou sans personne derrière nous – jouait un rôle fondamental mais insoupçonné, structurant sourdement la manière dont nous faisons l’expérience des grands moments de la vie, du premier baiser au premier emploi en passant par la séparation ou le deuil d’un proche ? Voilà une hypothèse qui semble avoir échappé aux philosophes et que je sonde à partir de ma propre expérience de cadet, ainsi que celle de mes enfants.

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“Celui qui se met la pression pour le brevet, il va mourir au bac !” C’est par cette formule tonitruante que ma belle-fille Naé a conclu la discussion qui s’était nouée l’autre matin, dans le train qui nous emmenait à Paris, avec ma fille Valentine, après que cette dernière nous avait fait part du stress qu’elle commençait à ressentir pour le brevet “blanc”. Comme de nombreux collégiens, Valentine doit en effet passer la semaine prochaine une répétition générale dite “blanche”, destinée à préparer les élèves de troisième à cette épreuve nationale du brevet qui se tiendra début juillet et doit évaluer l’ensemble de leurs connaissances. Et cette épreuve inquiète ma fille… Face à elle, dans le train, Naé a donc opposé une fin de non-recevoir à cette inquiétude. Il faut dire qu’elle est déjà en terminale, au lycée – comme mon fils Simon, d’ailleurs. Et les deux grands vont donc passer le baccalauréat au même moment où ma cadette passera le brevet… avant que la petite dernière, Joa, ne s’y colle à son tour dans deux ans. Mais est-ce que cela justifie pour autant cette formule dépréciative ? En clair, Naé, l’aînée de 17 ans, a signifié à Valentine, la cadette de 14 ans, avec un mélange subtil de bienveillance et de condescendance : “Je peux te dire, ma chère Valentine, moi qui ai déjà passé le brevet et qui m’apprête à passer l’épreuve ‘mortelle’ du bac, que tu n’a aucune raison, toi, de te mettre la pression.”

En l’écoutant, je me suis d’abord souvenu avec un certain amusement que Naé n’était pas elle-même tout à fait décontractée, il y a trois ans, quand elle avait passé le brevet, en dépit du fait qu’elle a toujours été une très bonne élève. Mais surtout, j’ai éprouvé immédiatement, comme remontant du fond des âges, alors que je me mettais à la place de Valentine, un sentiment qui n’avait cessé de m’habiter depuis l’enfance : celui du cadet dont les expériences, si neuves et si intenses soient-elles, tendent à être dévaluées par le fait que l’aîné les a déjà traversées avant lui.

Entendez-moi bien : je ne crois pas que cela tienne au caractère de l’aîné qui tirerait un plaisir un peu sournois à dévaluer les expériences du cadet, au nom de sa plus grande connaissance de la vie. Pour ma part en tout cas, loin d’avoir été confronté à une forme de castration avec ma sœur de deux ans mon aînée, j’ai trouvé en elle un formidable soutien chaque fois que j’ai eu à vivre des moments intenses. Elle fut pour moi une véritable initiatrice, qu’il s’agisse de m’aider à comprendre, mieux que nombre de mes camarades, la psychologie féminine, à affronter les professeurs qu’elle avait connus avant moi, ou à obtenir avec plus de facilité de nos parents, grâce aux “combats” et revendications qu’elle avait menés avant moi, des libertés plus grandes… Mais je crois que nous touchons là quelque chose qui dépasse les personnes et les tempéraments. Par sa seule position dans l’existence, quelles que soient ses intentions, généreuses ou pernicieuses, conscientes ou inconscientes, l’aîné est voué à déclasser en partie la valeur des expériences du cadet. Et celui-ci est induit à se rapporter à ses propres expériences, si inédites et décisives soient-elles pour lui, comme à quelque chose dont la nouveauté et l’inquiétante étrangeté ont déjà été apprivoisées, tamisées par l’autre. Ses premières fois n’étant jamais tout à fait des premières fois, il doit trouver le moyen de transformer les deuxièmes fois en premières fois – ce qui est aussi un art. Là où l’aîné doit conquérir sa première place, le cadet doit la réinventer pour ne pas imiter ou rééditer à l’identique les expériences de celui qui l’a précédé. À charge pour lui de jouer avec cette situation, en l’assumant, en la déplaçant, en la surmontant, en la combattant, etc. Tous les scénarios sont possibles. Mais la donnée de base est immuable : un être essentiel vous a précédé sur le chemin de l’existence, la place a déjà été occupée par un autre et votre vie va consister, en partie, à composer avec cette situation. Elle s’impose d’ailleurs également à l’aîné, qui doit ouvrir en premier le chemin et à qui cela peut aussi peser. Tandis que l’enfant unique, lui, sera peut-être amené à jouer en imagination avec la place vide, absente, du frère ou de la sœur possible…

Comment nommer cette donnée fondamentale, dont on commence à mesurer l’importance, économique notamment – la place dans la fratrie ayant une influence directe sur les carrières ? Je dirais – sans vouloir faire de snobisme intellectuel, mais pour donner toute son importance à la chose – qu’on pourrait l’appeler un complexe existential, avec un a. Un complexe au sens que Freud donnait à ce terme à travers le complexe d’Œdipe ou l’angoisse de la castration : “Une structure fondamentale des relations interpersonnelles et la façon dont la personne y trouve sa place et se l’approprie” (Jean Laplanche, Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF). Mais aussi un complexe existential au sens que Heidegger donne aux structures fondamentales de l’existence humaine – qu’il distingue des catégories propres aux choses : ainsi, si tout objet est doté de la catégorie de l’étendue, tout existant humain est voué à être confronté à la question de son appartenance au monde (“l’être-au-monde”), de sa relation avec les autres (“l’être-avec”) ou de sa mort (“l’être pour-la-mort”). Eh bien, je propose qu’on fasse de l’ordre-de-naissance un nouvel existential de la condition humaine. C’est en tout cas la modeste réflexion métaphysique qui m’est venue en sortant du train, à la Gare de Lyon, après avoir assisté à ce petit duel d’expérience entre nos enfants. »