Le train monstrueux de Kim Jong-un

« Le train blindé du maître de la Corée du Nord exerce une fascination dont on peut mesurer l’intensité au nombre d’articles et reportages qui lui ont été consacrés ces derniers jours. Et je n’y ai pas échappé. En raison de son anachronisme ?

Dans Les Mots et la Guerre, Simone Weil écrit que “toutes les absurdités qui font ressembler l’histoire à un long délire ont leur racine dans une absurdité essentielle, la nature du pouvoir”. Et elle conclut que “le prestige, c’est-à-dire l’Illusion, est au cœur du pouvoir”. De quel délire et de quelle illusion est porteur le train blindé de Kim Jong-un pour occuper nos écrans comme un train miniature passant et repassant devant les yeux écarquillés de vieux bambins collés à une vitrine ? Il me semble qu’il y a trois aspects notables.

1) C’est un monstre de manga : le Transperceneige au service du Spectre de James Bond ; blindé du plancher au plafond, avec hélico et Mercedes (blindée elle aussi), langoustes et champagne (Roederer), une palanquée de gardes du corps et les jeunes femmes du Kippumjo – traduisez “les divisions de la joie” –, des servantes écarlates au service des happy few du parti. La déco, pour ce qu’on en voit, n’évoque guère l’Orient-Express : fauteuils de cuir rose et rideaux blancs masquant des vitres à l’épreuve des balles. De quoi faire saliver un lecteur de SAS plutôt que d’Agatha Christie.

2) C’est un monstre lent. Pour aller de Pyongyang au cosmodrome Vostotchny à la rencontre de Vladimir Poutine (qui dorénavant possède lui aussi un train blindé), il lui a fallu une bonne vingtaine d’heures, à une vitesse maximum de 60 km/h et plutôt à celle de 45 km/h. Le train blindé de Kim Jong-un est plus proche de celui emprunté par les Bovary pour se rendre à Yonville que du TGV Paris-Marseille. Évidemment aussi obsolète qu’un cuirassé sur le Lac Léman, mais son usage est sécuritaire et politique, pas militaire.

3) C’est un monstre symbolique, vestige d’un autre temps : celui du Train blindé en action (1915), par lequel le peintre futuriste Gino Severini (1883-1966) célébrait, à la manière proto-fasciste de l’époque, les noces de l’acier, de la vitesse et de la mécanisation. Une machine à fantasmes dont la généalogie renvoie au fameux train de Trotski hérissé de canons, plus tard à celui de Mao Tsé-toung ou à celui du grand père de Jong-un dont la momie est toujours en exposition dans son wagon préféré au cœur d’un mausolée de Pyongyang. Ou même, désormais, à celui de Poutine.

Pour le dire autrement, ce train et tout ce qu’il contient – du sourire bonasse de Kim Jong-un au bouton susceptible de déclencher une frappe nucléaire – représentent une anomalie, ou mieux, une anachronie au sens défini par le philosophe Jacques Rancière : “Un mot, un événement, une séquence signifiante sortis de leur temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d’assurer le saut d’une ligne de temporalité à une autre.” Le dictateur nord-coréen se déplace à 45 km/h comme au XIXe siècle pour aller négocier des fusées et des satellites du XXIe siècle qui se déplaceront 200 fois plus vite. Il est maître du temps puisqu’il impose le sien. Pas si anachronique que ça, finalement. »

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