Pourquoi “Memorial” a reçu le prix Nobel de la paix 

L'ONG russe Memorial vient de recevoir le prix Nobel de la paix – avec le Centre pour les libertés civiles ukrainien, qui défend les droits humains en Ukraine, et l’infatigable dissident biélorusse Alès Bialatski. Cette récompense est importante, notamment en ce qui concerne Memorial, qui a été dissoute par le pouvoir : cela rappelle que si la Russie ne regarde pas en face son passé soviétique, elle sera incapable de construire une société pacifiée.

Memorial a été créée en URSS pendant la perestroïka, initiée par le dernier secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev. Les dissidents emprisonnés sont libérés, la censure partiellement levée. En 1987, un groupe de plusieurs centaines de Moscovites appelle à ériger un mémorial aux victimes de la terreur stalinienne – mais aussi de créer un musée, des archives, une bibliothèque. Le projet « Memorial » est né. Les activistes, dans tout le pays, s’activent pour interpeller les autorités soviétiques. Ils collectent plusieurs centaines de milliers de signatures. Andreï Sakharov, le plus célèbre des dissidents d’alors, vient de revenir de son exil dans la ville fermée de Gorki (aujourd’hui Nijni Novgorod) et participe, avec d’autres anciens dissidents, à la fondation officielle du groupe. Les actions d’éclat se multiplient. En 1989, par exemple, Memorial organise une chaîne humaine autour du siège du KGB (la police politique) à Moscou. La société, à l’époque, veut revenir sur le passé stalinien et soutient l’initiative.

Dans les années 1990 et 2000, Memorial devient la grande référence en matière de documentation des répressions. Le champ d’action du groupe s’étend. Memorial continue ses recherches sur les victimes du stalinisme et œuvre à leur réhabilitation, mais raconte aussi les destins brisés des dissidents des années 1970 et 1980. Après des années 1990 post-soviétiques et une première guerre menée par Moscou contre les séparatistes tchétchènes, l’arrivée de Vladimir Poutine à la tête du pays en 2000 change la donne. Désireux de réconcilier les Russes, ceux qui soutenaient le communisme et ceux qui le combattaient, le président entame une réhabilitation de moins en moins discrète du passé soviétique. En exaltant la victoire durant la Seconde Guerre mondiale ou la conquête de l’espace, en critiquant l’effondrement de l’URSS ou la prise d’indépendance des anciennes républiques, il jette un voile sur les crimes de masses du régime. Les travaux des historiens indépendants sont entravés, une réécriture de l’histoire par l’État les remplace. L’intention de Poutine est claire : remplacer une histoire impartiale du pays par une vision glorieuse dans laquelle les pages sombres sont occultées. Memorial a de plus en plus de mal, en raison des diverses tracasseries administratives, à faire son travail.

Peu à peu, le présent rejoint le passé. La deuxième guerre de Tchétchénie est atroce, et Memorial défend les victimes des exactions des soldats russes ou des Tchétchènes fidèles à Moscou. Il publie également la liste des prisonniers politiques en Russie, qui s’allonge dans les années 2010. L’association est dans le viseur. En décembre 2021, Memorial est dissoute par la justice russe. C’est un tremblement de terre, tant ce groupe de chercheurs et de défenseurs des droits occupe une place essentielle dans la société russe et dans le monde. L’interdiction de Memorial est le premier signal de la guerre que Vladimir Poutine a décidé de mener contre l’Ukraine.

Pourquoi fallait-il, aux yeux du Kremlin, abattre Memorial ? Parce que ce groupe empêchait le pouvoir russe de remplacer une vision objective du passé par un fantasme de grandeur nationale. Pourquoi le prix Nobel de la paix lui a-t-il été attribué ? Parce que faire la paix avec eux-mêmes, en regardant leur passé et leur présent en face, serait la seule manière pour les Russes d’apaiser leurs rapports avec le reste du monde, aujourd’hui accusé par Vladimir Poutine de tous les maux.