Pythagore. Un sacré numéro

« Votre nom n’est pas dû au hasard. Découvrez comment les figures géométriques déterminent votre profil psychologique et orientent votre destinée. » Dans les limbes d’Internet, après une navigation erratique, je tombe sur ce site qui fait la publicité de la « géonumérologie ». Sur le haut de l’écran s’affiche le buste d’un sage antique : c’est Pythagore. Quelques clics m’apprennent que, pour lui, « chaque individu porte un nombre qui le résume et le caractérise » et que son enseignement repose sur « l’idée d’une interdépendance de tous les éléments du cosmos par un lien, une énergie primordiale ». Difficile de réprimer une certaine surprise : Pythagore, un penseur ésotérique, un brin new age ? Spontanément, on se le représente plutôt en héros de la rationalité, en saint patron des mathématiciens avec le fameux théorème qui porte son nom. Sorte de bug mental, la perplexité éprouvée devant le site a au moins ce mérite : celui de s’apercevoir qu’au-delà dudit théorème, on ne sait rien de lui, ou presque. C’est certainement l’un des inconnus les plus célèbres de l’histoire de la pensée. Or son importance va bien au-delà de la découverte fébrile de son « nombre-totem » : sur bien des sujets, Pythagore apparaît comme une source vive qui continue d’irriguer notre présent. Lointains héritiers du logos grec, nous ne descendons pas seulement de Platon et d’Aristote ; et si un autre spectre rôdait, celui du pythagorisme ? Ouvrons l’enquête.

Naissance d’un pont(e)

Tout commence par une prophétie. C’est la nuit des temps ; nous sommes au VI^e siècle avant notre ère. Un orfèvre originaire de l’île grecque de Samos, au sud-est de la mer Égée, part en voyage d’affaires. De passage à Delphes, il consulte l’oracle. La prêtresse qui officie, la Pythie, lui prédit que son séjour sera fructueux et que sa femme enceinte donnera la vie à un être d’exception. L’orfèvre prend bonne note : il baptisera son fils Pythagore, littéralement « celui qui a été annoncé par la Pythie ». Né autour de 580 av. J.-C., l’enfant grandit à Samos avant de s’embarquer, à l’orée de l’âge adulte, pour un long périple. Il se rend d’abord à Milet sur la côte ionienne (aujourd’hui en Turquie). Plaque tournante des échanges commerciaux, cette colonie grecque est également le foyer d’une vie scientifique et intellectuelle en pleine effervescence. C’est là que naît la philosophie occidentale, avec l’émergence d’un discours qui tente de comprendre rationnellement le monde sans se référer aux poèmes et aux mythes fondateurs. Pythagore rencontre d’ailleurs la figure de proue de cet essor encore balbutiant : Thalès, mathématicien et premier des penseurs « présocratiques », le reçoit et lui transmet son savoir. Le voyage se poursuit. D’après ses biographes de l’Antiquité, Pythagore passe de nombreuses années en Égypte, puis en Mésopotamie, dont l’épicentre est la mythique Babylone. Il se familiarise avec les croyances spirituelles et les connaissances scientifiques locales, relatives à la géométrie et à l’astronomie – les Mésopotamiens ont étudié le mouvement des planètes au moyen de calculs sophistiqués. De la vallée du Nil à celle du Tigre et de l’Euphrate, le rejeton du monde grec se décentre, fait la jonction avec d’autres civilisations que la sienne pour fertiliser sa propre pensée – Pythagore, naissance d’un pont(e).

L’odyssée terminée, c’est un homme d’âge mûr qui revient sur sa terre natale. Mais au lieu de se fixer pour de bon à Samos, Pythagore remet les voiles. Cap cette fois vers le sud de l’Italie et la ville côtière de Crotone. C’est dans cette autre colonie grecque, réputée pour son Académie de médecine, qu’il crée son école. Le terme est faible : il s’agit d’une véritable confrérie, d’un club très sélect de disciples. Les candidats à l’entrée sont minutieusement sélectionnés et évalués au cours d’une première période probatoire ; s’ensuit une autre phase durant laquelle, pendant cinq ans, ils doivent garder le silence en écoutant Pythagore professer derrière un rideau – pour les novices, la source de la vérité est encore cachée… Si l’élève est retenu au terme de ce marathon initiatique, il aura le droit de passer de l’autre côté du voile et de voir enfin le sage en personne.

© Unsplash ; illustration : © William L. pour PM

Le voici pleinement intégré dans le cercle, membre d’une communauté d’égaux où se cultive un mode de vie spécifique. L’emploi du temps est planifié : la journée type du pythagoricien débute par une promenade, de préférence dans un endroit calme, comme un bois. Après, vient le temps de l’instruction : tandis que les plus aguerris se consacrent aux mathématiques, les autres disciples engrangent des leçons théoriques et des préceptes de vie formulés de manière ramassée et énigmatique. Un exemple en matière éthique : chez les pythagoriciens, on dit qu’« il ne faut pas tisonner le feu avec un couteau » – une métaphore alertant sur les dangers de la colère, laquelle précipite dans l’excès. Nous avons affaire à un langage crypté qui, abscons pour les non-initiés, clôt la communauté sur elle-même. Après les cours, les corps s’enduisent d’huile : on se livre à des exercices physiques – à la course, à la boxe, au lancer de poids. Plus tard, changement de registre, les dieux sont honorés avec moult prières, libations et offrandes – le devoir de piété est profondément enraciné chez les pythagoriciens.

“On peut bel et bien parler d’une secte pythagoricienne dont le fondateur est le gourou, le guide suprême”

On le voit, toutes les dimensions de l’existence sont fondues ensemble. La confrérie est indissolublement une société savante, une congrégation morale et une caste religieuse. C’est un ordre total, un monde à part, qui se préserve et se retranche : le culte du secret – et de l’oralité, préférée à l’écriture qui laisse des traces – est au fondement et au pinacle. Gare à celui qui divulgue ce qui se passe à l’intérieur… C’est un clan fortement hiérarchisé et structuré autour du maître qu’est Pythagore. Son nom ne doit pas être prononcé, sa parole est d’or au point que l’expression « Il l’a dit » acquiert une consistance proverbiale. Plus encore, il est divinisé, identifié à Apollon, le dieu des belles apparences. Il se voit paré de facultés surnaturelles, capable entre autres prodiges de prédire les tremblements de terre et de calmer les flots de la tempête. Un mot brûle les lèvres. Oui, à ceci près que les disciples ne sont pas coupés de leur environnement familial, on peut bel et bien parler d’une secte, dont le fondateur est le gourou, le guide suprême.