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Sabine Dullin. © Juha Nurminen

Guerre en Ukraine

Sabine Dullin : “Poutine se sert de la chute de l’Empire russe comme d’un repoussoir absolu”

Stefania Gherca publié le 05 juillet 2023 8 min

Le coup d’éclat de Prigojine, il y a dix jours, a fait entrevoir une Russie au pouvoir et aux frontières instables. L’historienne Sabine Dullin, autrice du livre L’Ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur empire (Payot, 2021), nous éclaire sur la dynamique en cours.


 

Dans son discours qui a suivi le coup de force de Prigojine, Poutine a mentionné les événements de 1917. Qu’avez-vous pensé de cette référence ?

Sabine Dullin : Poutine utilise presque toujours l’histoire dans ses différentes prises de parole. Son discours du 21 février 2022 qui entendait justifier le lancement de l’« opération spéciale », et donc l’entrée en guerre contre l’Ukraine trois jours plus tard, commençait par une longue restitution des arguments contraires de Lénine et de Staline au moment de la création de l’Union soviétique en 1922. L’amorce de mutinerie de Prigojine est quant à elle resituée dans l’histoire par un renvoi à la Première Guerre mondiale et à la révolution de l’année 1917 qui a mis fin à l’Empire russe. Poutine s’y réfère comme d’un repoussoir absolu. Est-ce quelque chose qui pourrait le guetter ? Il n’est pas sûr que Poutine, parlant de 1917, veuille évoquer le général Kornilov qui était le ministre de la Guerre et qui lança à l’été un putsch pour rétablir l’ordre sur le front et à l’arrière en marchant avec ses troupes sur Petrograd (l’actuelle Saint-Pétersbourg, qui était alors la capitale). Il échoua comme Prigojine et cela radicalisa la révolution en cours. L’obsession de Poutine est ailleurs. Elle est toute entière dans cette conjonction d’affaiblissement que serait l’action d’un ennemi intérieur s’ajoutant à l’ennemi extérieur. Il utilise ainsi l’image du « coup de poignard dans le dos », rhétorique des nationalistes et des nazis allemands qui attribuait en novembre 1918 la défaite aux révolutionnaires de l’arrière et non pas à l’armée allemande sur le front.

 

Prigojine a cessé de marcher vers Moscou après une médiation du président biélorusse Loukachenko. Ce dernier est-il toujours un vassal de Poutine ?

Depuis 2014, la Biélorussie avait pu être un lieu de négociation entre les Russes et les Ukrainiens, comme en témoigne la signature des accords de Minsk. Depuis février 2022, le pays apparaît comme une base arrière de la Russie avec le stationnement des troupes russes et le transit des blindés vers l’Ukraine. La sollicitation le 24 juin du président Loukachenko pour être le médiateur ne laisse pas de surprendre. Elle révèle aussi le faible nombre de possibilités de médiation entre le putschiste et le Kremlin, de plus en plus isolé dans son propre camp. Tokaïev, le dirigeant du Kazakhstan qui fait partie de l’organisation du traité de sécurité collective sous l’égide de Moscou et avait eu recours aux troupes russes pour mater les manifestations dans son pays en janvier 2022, a bien précisé que l’affaire ne le concernait pas. L’exil de Prigojine en Biélorussie suffira-t-il à le protéger de la vengeance de Moscou ? Rien ne dit que la souveraineté biélorusse soit un bouclier suffisant. On peut rappeler à ce propos ce qui s’est passé à la suite de la répression de l’insurrection hongroise en 1956. Imre Nagy, leader de Budapest insurgé, s’était réfugié dans l’ambassade de la Yougoslavie. Les garanties de sa vie sauve qui lui sont données par le pouvoir et son refuge en Roumanie communiste n’empêcheront pas sa capture, son procès et son exécution à Budapest en juin 1958. Il reste que Loukachenko s’est imposé comme l’homme de la situation, capable de « sauver » le régime de Poutine, un résultat à son palmarès de dictateur insubmersible tout de même extraordinaire !

“Les conditions de la mobilisation militaire qui ont envoyé d’abord les non-Russes au combat ont révélé la domination russe, voire le racisme des Russes à l’égard des autres ethnies peuplant la Fédération” Sabine Dullin

 

L’Union soviétique a pu être décrite comme un appartement communautaire, où la Russie contrôlerait les espaces communs tandis que chaque nationalité a sa pièce. La Russie d’aujourd’hui est-elle toujours unie ?

On pourrait dire que la Fédération de Russie est le dernier empire d’Europe. Certes, les Russes sont largement majoritaires mais l’ensemble reste multiethnique. Il y a 89 sujets de la Fédération auxquels s’ajoutent les nouvelles annexions. Ce sont à la fois des régions et des républiques. Certaines ont pu être assez puissantes dans les années 1990, notamment sous la présidence de Eltsine. Une république comme le Tatarstan, riche en ressources, avait acquis une bonne dose de souveraineté. Poutine a recentralisé depuis son arrivée au pouvoir. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, on constate l’essor d’un discours décolonial au sein des diasporas non russes issues de la Fédération de Russie. Pour elles, les conditions de la mobilisation militaire qui ont envoyé d’abord les non-Russes au combat ont révélé la domination russe, voire le racisme des Russes à l’égard des autres ethnies peuplant le pays. Une carte des nations libres circule d’ailleurs dans ces milieux militants. On n’y voit plus de Russie, mais des États-Unis de Sibérie, une République de Moscou… Parmi les oppositions russes à Poutine, certaines soulignent la nécessité d’une véritable fédération démocratique des peuples de Russie pour sortir de l’idée impériale. Au moment de la Révolution russe de 1917, il y avait aussi cette volonté de reconfigurer l’Empire tsariste par une fédération démocratique des peuples. Mais cet espoir n’avait pas abouti.

 

Y a-t-il des régions qui seraient plus à même de prendre leur indépendance ?

Pour toutes les républiques et régions qui existent dans la Fédération de Russie, le vrai séparatisme est très compliqué et peut s’avérer dangereux, tant les liens entre la métropole et les territoires sont anciens. Toutefois, les Tchétchènes, dont le sentiment national est très fort, ont tenté de quitter la Fédération et il a fallu deux guerres coloniales pour les réintégrer. Dans un espace politique conjointement accepté, l’autonomie et le droit des nations au sein d’un système fédéral apparaissent à beaucoup comme les options les plus favorables. La sécession est souvent une réaction, un refus de continuer d’appartenir au même espace. L’exemple de 1991 est assez clair. En mars, l’Union soviétique démocratisée et décentralisée est encore l’option choisie par la plupart des Républiques qui composent l’URSS. Le référendum sur l’Union rénovée donne un « oui » majoritaire – à l’exception de la Moldavie, des Pays baltes, de la Géorgie et de l’Arménie, qui boycottent le scrutin. En août, le putsch des communistes conservateurs nostalgiques de l’ancienne URSS centralisée et autocratique déclenche la sécession de toutes les Républiques, et notamment l’Ukraine, qui ne veulent pas de retour en arrière vers le totalitarisme. La décolonisation est donc un processus complexe dans lequel la volonté de sortir d’une domination a des ressorts identitaires mais aussi politiques.

“Au sein de l’espace post-soviétique, bien des communautés souvent russophones refusent le nouvel État-nation dans lesquelles elles sont devenues des minorités et préfèrent rester loyales à l’ancienne métropole lointaine de Moscou” Sabine Dullin

 

Lorsqu’on pense au cas des petites républiques en Géorgie ou en Moldavie, on se rend compte que les frontières liées à la fin de l’Union soviétique ont laissé des marques…

L’espace post-soviétique est un ancien espace impérial. Bien des communautés souvent russophones refusent le nouvel État-nation dans lesquelles elles sont devenues des minorités et préfèrent rester loyales à l’ancienne métropole lointaine de Moscou. Dans certains cas, elles possèdent une vraie base institutionnelle avec un district ou une république autonome. C’est l’héritage de la politique des nationalités sous Lénine, quand il s’agissait de donner des espaces aux anciennes nations dominées comme on donnait des avantages aux anciennes classes dominées. Les ethnographes ont ainsi dessiné de multiples frontières intérieures pour donner une pièce, même toute petite, de l’appartement à chaque peuple. La république d’Ossétie du Sud et la république d’Abkhazie sont ainsi la marque de cette politique dans la Géorgie désormais indépendante. Ce système de poupées russes était aussi pour les dirigeants communistes comme pour leurs prédécesseurs impériaux un moyen de diviser pour mieux régner. La Transnistrie, qui se fonde sur une communauté de colons russophones et orthodoxes au sein de la Moldavie indépendante, est un autre type d’enclave de loyauté à Moscou et à la Russie. Poutine joue bien évidemment de ces communautés dispersées dans l’ancien Empire dont il se sert dans sa politique de ré-expansion, comme on le voit dans l’Est de l’Ukraine.

 

En parlant d’impérialisme : la milice Wagner a étendu son influence jusqu’en Afrique et au Proche-Orient. Pourquoi cette stratégie ?

Ces dernières années, le Kremlin s’était appuyé sur ces mercenaires pour reprendre pied dans certaines zones d’Afrique. On pouvait partir des réseaux hérités de la période de la guerre froide, lorsque le communisme soviétique avait un certain succès en Afrique et au Moyen-Orient. Dans les années 1970, on parlait de « Brejnev l’Africain », non pas pour signifier que Brejnev aimait l’Afrique – car il préférait l’Europe, les États-Unis et les belles voitures – mais pour dire que les régimes marxistes-léninistes étaient nombreux en Afrique et que de nombreux jeunes venaient des pays africains faire leurs études dans le bloc soviétique. L’Union soviétique avait aussi du poids en Syrie, en Libye, en Irak, et ce poids venait souvent de l’aide militaire. La réactivation de ces réseaux se fait à un moment où Poutine veut démontrer que la Russie a renoué avec une puissance extérieure, qu’elle n’est plus le pays humilié, mendiant et en haillons des années 1990. Les mercenaires Wagner l’y aident. La hantise du déclin a pu aussi être un moteur de l’action extérieure de la France en Afrique. Cela dit, au vu de la situation actuelle, le sort de Wagner est très incertain.

 

Est-il possible d’imaginer une Russie sans despotisme ?

Je l’espère bien. On évoque souvent l’immensité du territoire, la liberté intérieure de l’âme russe qui rendraient nécessaire un mode de gouvernance despotique. La fatalité des « hommes à poigne » en Russie est un préjugé qui a la vie dure, y compris parmi les Russes. Il a été maintes fois confirmé par l’histoire. Peut-être faut-il commencer par éviter l’erreur des années 1990, où l’objectif était la transition vers un modèle de pluralisme politique à l’occidentale avec une alternance des partis au pouvoir. Or, les Russes ont une méfiance profonde des partis politiques, des idéologies. Le communisme, le règne des apparatchiks les a d’une certaine manière vaccinés contre la grande politique. Les mouvements dissidents ont toujours refusé de se constituer en partis, d’écrire des programmes, préférant l’informalité et la défense des droits et des individus. Localement pourtant, malgré la chape de plomb, il y a de l’action, un tempérament associatif, des mobilisations pour défendre son environnement, ses droits, des responsables de politiques publiques jugés légitimes par la population. Le territoire comme institution dans un espace très divers sera sans doute le support d’un renouveau du politique lorsque la verticale du despotisme et de la répression s’estompera.

 

L’Ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur empire (1853-1991), de Sabine Dullin, est paru en 2021 aux Éditions Payot. 299 p., 9€, disponible ici.

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