Repenser l’identité. Ces mensonges qui unissent

Une recension de Samuel Lacroix, publié le

La traduction de cet ouvrage, qui a connu un grand retentissement à sa parution en 2018 aux États-Unis, était attendue. Philosophe américain, professeur à Princeton, Kwame Anthony Appiah a 67 ans. Né d’un père ghanéen et d’une mère anglaise, homosexuel, il ne craint pas de mettre en jeu ses propres chemins identitaires pour défendre l’identité, indispensable à notre existence sociale, contre ses usages sclérosés qui enflamment les débats d’aujourd’hui. Une exigeante mission qui a la particularité de s’incarner ici dans des exemples concrets : récits personnels, historiques, de fiction, etc. D’où un côté légèrement digressif de l’ouvrage, qui doit autant à son objet mouvant qu’au souci d’Appiah de le mettre en situation afin de l’arracher à l’abstraction qui, toujours, le guette.

Cette mise en situation, le philosophe la développe sur les six « marqueurs » d’identités sociales : sexe et genre, croyance, citoyenneté, couleur de peau ou race, classe, culture. Chaque fois, il montre la consistance et l’efficience sociale de ces identités, puisqu’elles nous orientent dans ce que nous faisons, avec qui, et comment l’on nous considère. Ceci tout en étant en elles-mêmes, fondamentalement, mensongères (d’où le sous-titre de l’ouvrage). Le mot « identité » lui-même (du latin idem, « même ») appliqué à la sphère sociale est ambigu : les membres d’un groupe réunis par un trait identitaire ne sont précisément pas les mêmes. C’est pourquoi il est non pertinent de parler « en tant que » Noir ou homme, cette caractéristique ne suffisant jamais à ramasser les expériences subjectives de tous les Noirs et de tous les hommes, dont je ne peux de fait prétendre être un porte-parole. 

Ce « mensonge » étant posé, les identités sont des « biens sociaux » qui confèrent un moteur et du sens à des projets. Et qui peuvent être davantage sources d’harmonie que de conflits. Mais il s’agit de les regarder pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire toujours le fruit, jamais définitif, d’une histoire et de récits. C’est ainsi que se reconfigurent et se complexifient les identités : « Sans la refonte du genre qui nous a de plus en plus libérés des vieux schémas patriarcaux, je n’aurais pas vécu ma vie d’homme homosexuel, marié à un autre homme, avec qui j’ai fait ma vie, en public et en privé », explique d’ailleurs Appiah. Cette vie-là a été rendue possible par la lutte d’individus qui, avant lui, ont pris à bras-le-corps la question identitaire et revendiqué des droits, de l’équité et de la reconnaissance pour ce qu’ils étaient en en dessinant eux-mêmes les contours. Car, insiste l’auteur, « le problème, ce ne sont pas les murailles en tant que telles, mais les murailles qui nous encerclent ; les murailles à la conception desquelles nous n’avons pas participé ».

Cependant, l’entreprise n’est ni aisée ni sans risque, comme le montrent les trois derniers chapitres, consacrés aux identités de race, de classe et de culture, qui abordent plus frontalement – mais avec un sens aiguisé de la nuance – les égarements de la question identitaire, notamment sur les campus américains. Appiah met, par exemple, en cause la surutilisation du concept d’« appropriation culturelle », en discutant le dévoiement de la question de la propriété associée à la culture, ce qui revient à assimiler, dans un réflexe quasi néolibéral, la culture à un brevet exclusif. Toute culture se constitue de brassages et d’emprunts, rappelle-t-il. L’enjeu, aujourd’hui, est justement d’élargir les identités, de renouveler sans cesse les récits qui les accompagnent dans l’horizon d’un cosmopolitisme. Celui-ci, conclut Appiah, « n’est plus un luxe ; c’est devenu une nécessité » à l’heure où le changement climatique nous ramène à une identité commune : l’humanité.

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