“Basculements”, de Jérôme Baschet

« Un rien peut faire basculer la situation », affirmait il y a quelques jours le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal. Pléonasme, répond l’historien Jérôme Baschet dans son dernier ouvrage, Basculements. Mondes émergents, possibles, désirables (La Découverte, 2021). 

Selon lui, l’élément déclencheur d’un basculement est toujours infime : il suffit d’une goutte pour faire déborder le vase, d’un grain de sable pour faire dérailler un système. Nous en avons le signe le plus éclatant aujourd’hui : un microscopique virus est parvenu à ébranler en profondeur notre monde. Ce moment du basculement est un « presque rien » – un instant insaisissable, celui où un micro-organisme a muté pour devenir le Covid-19 que nous connaissons aujourd’hui. Il laisse dans son sillage un monde ébranlé. 

Mais cette désarticulation du réel, si inquiétante soit elle, ouvre aussi des possibilités inédites.

« Seuil »

S’il vaut mieux parler de basculement que de rupture pour qualifier la pandémie, c’est que le Covid-19 n’a pas pu, à lui seul, mettre à l’arrêt le monde, affirme Jérôme Baschet : il a profité de l’accumulation de « causes anthropiques » beaucoup plus lointaines – de l’élevage concentrationnaire à la concentration urbaine en passant par la déforestation. Le réel dysfonctionnait déjà, le virus a simplement joué le rôle de révélateur, en atteignant « l’effet de seuil » où tout ce qui tenait debout tant bien que mal s’est écroulé. Il a mis en évidence les « déséquilibres latents » dissimulés sous les « équilibres apparents » du passé. 

« Possibilités »

La « très grande instabilité » de ce temps suspendu nous angoisse, bien entendu : tous nos repères volent en éclats, nous ne savons plus comment faire pour aller de l’avant. La situation de crise laisse pourtant, aussi, entrevoir un espoir – une « brèche des possibles élargis », écrit Baschet. À cet instant où s’interrompt la marche automatique du monde, le temps se libère des grands récits – optimistes ou catastrophistes – comme des « schémas pauvrement linéaires et unitaires ». Le futur s’ouvre à l’inédit, il accueille en lui une « pluralité de scénarios » possibles. L’avenir, en somme, n’est plus nécessaire : il peut être réinventé.

« Invention »

Alors même que, pour Baschet, « la réalité se met à dépasser […] ce que l’on s’autorisait à imaginer », ce dépassement nourrit, en retour, notre imagination, notre créativité, notre capacité à inventer d’autres manières de coexister, entre nous et avec les autres vivants. En témoigne comment, tout au long de la pandémie, les « initiatives autonomes d’entraide et de soin » et les « arts de vivre anticapitalistes » se sont multipliés.

« Dépassement »

Nous devons saisir cette occasion inestimable. La mutation de notre monde passe, pour Baschet, par le rejet des trois grands principes qui régissaient, jusque-là, le fonctionnement de la réalité : 

1. rejet du capitalisme, par l’invention d’une nouvelle économie de l’entraide et de la coopération ; 
2. rejet de la mondialisation sauvage, par la valorisation d’un localisme attentif aux spécificités des territoires ; 
3. rejet de notre anthropologie naturaliste – qui fait de l’homme le seigneur des vivants et de la nature –, par le développement d’une vision du monde fondée sur l’interaction et l’interdépendance. 

Rien d’absolument neuf, sans doute. L’originalité de Baschet tient cependant à montrer l’indissociabilité de ces trois dimensions de nos existences. 

Basculements. Mondes émergents, possibles, désirables, de Jérôme Baschet, vient de paraître aux éditions La Découverte (256 p., 15 € en version imprimée, 9,99€ en version dématérialisée). Il est disponible sur le site de l’éditeur, ainsi que chez votre libraire.