Petite philosophie du (message) vocal

On croyait la voix déclassée dans un monde dominé par les mails, SMS et autres textos. Voilà qu’elle fait son grand retour sous les traits des messages vocaux – ces enregistrements à la volée que les usagers se transmettent via des messageries dédiées. À quoi tient cet engouement ? N’est-ce qu’une simple question de praticité ? Quel plaisir éprouve-t-on à s’entendre parler à l’autre ? La voix serait-elle un gage de vérité et d’authenticité ? Est-elle traversée des mêmes ambivalences que le texte ? Début de réponses à ces multiples questionnements avec les philosophes Jacques Derrida et Peter Szendy.

Sur les écrans des applications de messagerie, ce sont de plus en plus rarement des mots qui s’affichent, mais souvent une série de formes d’onde qui dessinent les contours d’une conversation d’un genre nouveau : les échanges de messages vocaux. Comme si l’on revenait à l’usage premier du téléphone, soit parler en direct à l’interlocuteur « à l’autre bout du fil »… mais pas tout à fait. Il n’aura échappé à personne que l’on se sert des téléphones portables, qui plus est des smartphones, pour à peu près tout sauf téléphoner : nous filmons, nous prenons des photos, nous jouons, nous remplissons notre agenda, nous faisons défiler des pages et des pages de réseaux sociaux, mais nous parlons assez peu dans le discret haut-parleur situé en bas de l’écran. Les appels sont désormais vécus comme intrusifs, ou destinés à un cadre strictement professionnel.

À ce nouveau réflexe, répandu notamment auprès de la génération Z, les applications de messagerie s’adaptent en proposant des améliorations techniques et une augmentation de la durée d’enregistrement. En mars 2022, soit presque dix ans après le lancement des messages vocaux sur WhatsApp, l’application, qui se targue d’en voir passer en moyenne sept milliards par jour, propose une série de fonctionnalités nouvelles destinées uniquement à l’usage des notes vocales. Quasiment dans le même temps, une autre application star des messageries, le Messenger de Facebook, offre à ses utilisateurs la possibilité d’enregistrer des notes de 30 minutes. Que signale cette frénésie vocale ? Est-ce un appétit nouveau pour la voix de l’autre, ou la dérive narcissique du pur plaisir de s’écouter parler ?