Retour de Navalny en Russie : folie ou acte de courage ?

Dimanche 17 janvier, on a pu assister en direct sur Internet au retour d’Alexeï Navalny en Russie et à sa prévisible arrestation. L’opposant numéro un à Vladimir Poutine, empoisonné à l’agent neurotoxique de type Novitchok en août dernier en Sibérie, a échappé à la mort avant d’être hospitalisé en Allemagne. 

Remis, il a accusé Vladimir Poutine d’avoir commandité son assassinat, en se fondant sur une enquête fouillée du site d’investigation Bellingcat associé à d’autres médias. Cette dernière démontre l’implication massive et ancienne du FSB, héritier du KGB, dans plusieurs tentatives d’empoisonnement du blogueur anti-corruption.

Après cinq mois de convalescence, Alexeï Navalny a donc décidé de retourner dans son pays : avec la quasi-assurance d’être arrêté, peut-être placé en détention pour de nombreuses années, voire d’être la cible d’une nouvelle tentative d’assassinat. 

Pourquoi a-t-il décidé de risquer sa vie ? Est-il courageux ou inconscient ? Si Navalny semble à mille lieues d’une conception prudentielle du courage, qui est celle d’Aristote, il incarne pleinement une autre conception du courage, celle de Hegel, qui consiste à affronter autrui, à accepter la possibilité de la mort et à travailler le réel. 

• À première vue, Navalny est inconscient. Il a été l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat de la part du pouvoir russe. La dernière, en août dernier, l’a plongé dans le coma et a manqué de lui coûter la vie. Durant sa convalescence, il a ridiculisé les services secrets en piégeant au téléphone l’un de ses agents. Il a ainsi rendu furieux Vladimir Poutine qui a déclaré que si les services avaient voulu le tuer, ils y seraient parvenus. Bref, Navalny savait, en décidant de retourner dans son pays, qu’il risquait gros. 

S’agit-il là de courage mal placé, de témérité irréfléchie ? C’est ce qu’aurait certainement affirmé Aristote, pour lequel le courage est un juste milieu entre la lâcheté et la témérité. Dans son Éthique à Eudème, il affirme que le courageux n’est pas exempt de craindre mais sait gérer ses peurs, et guider son désir d’action par la réflexion rationnelle, en évaluant le danger encouru. Navalny ne semble pas un adepte de la prudence, vertu louée par Aristote. 

• Navalny suit une autre logique : celle que déploie Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit. Cette logique est dialectique, c’est-à-dire qu’elle consiste à affronter ce qu’une situation peut avoir de négatif, de s’y aventurer, et de la transformer en situation avantageuse. Cette manière de voir est racontée par Hegel dans la célèbre expérience de pensée dite de la dialectique du maître et de l’esclave. L’esclave est à la merci du maître. Mais, à force de travail, l’esclave transforme le monde, l’habite pleinement et se transforme lui-même en se rendant maître des choses qu’il modèle. Le maître, quant à lui, inactif et ne faisant que jouir des effets du travail de l’esclave, perd tout contact avec le monde et finit par devenir objectivement inutile. Il finit par en être rejeté et par devoir céder sa place à l’esclave.

• C’est le pari que fait Alexeï Navalny. Face à la puissance d’action de l’État russe, de son administration et de ses services secrets, il sait qu’il est sans défense. Il peut à nouveau être enfermé, martyrisé, assassiné. Mais il accepte de courir ce risque, et montre une force de volonté que l’on prête habituellement à la puissance du maître. Depuis plus de dix ans, l’activiste publie des enquêtes sur la corruption et la prédation des élites russes proches du Kremlin. Même si elles sont ignorées par les médias proches du pouvoir, ces vidéos infusent dans la société russe. Les deux dernières vidéos de Navalny sur les tentatives d’assassinat dont il a fait l’objet ont été vues plus de 22 millions de fois chacune. Bref, tandis que l’Etat russe profite – en somptueuses propriétés, yachts, etc. – de l’argent détourné, Navalny travaille à exposer la réalité de ces malversations. Comme l’écrit Hegel, le maître « abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore » (Phénoménologie de l’esprit). 

• Suivi par de nombreux jeunes, convainquant par sa persévérance, Navalny a fini par s’imposer comme l’adversaire principal de Vladimir Poutine. Peu à peu, il change la société russe en rendant la corruption insupportable à la population – alors qu’elle était jusque-là acceptée en échange de la fierté nationale retrouvée. Et en assumant la possibilité de l’enfermement ou de la mort, il réitère le geste qui avait, à l’origine, assuré la domination du maître : celui qui risque le plus finit par l’emporter. Cette conception du courage est très différente de celle d’Aristote, car elle consiste à se plonger dans la confrontation, la négativité du risque de la mort. 

• Navalny, sûr de son destin politique, persuadé de devenir, un jour ou l’autre, président de la Russie, ne pouvait accepter de terminer sa carrière politique avec l’exil, comme le joueur d’échecs d’opposition Garry Kasparov ou l’oligarque démocrate Mikhaïl Khodorkovski, qui vivent désormais à l’étranger. 

En rentrant en Russie, il se replace au centre du jeu politique. Mais il sait qu’il va en payer le prix : soit il sera écrasé, soit il montera plus haut et finira peut-être par devenir le maître du maître (du Kremlin). Nous verrons si sa conception du courage, hégélienne, était la bonne stratégie.